Bonne ?  Mauvaise ? L’obligation de par la loi de procéder à la déclaration de patrimoine et touchant un large pan de catégories socioprofessionnelles, des politiques et des acteurs de la société civile a suscité pas mal de remous. Certains pensent que face au phénomène de corruption devenu insupportable et menaçant l’existence même de l’Etat, il n’y a pas une solution miracle sauf celle d’acculer les acteurs de la vie publique à déclarer leurs possessions. Ceci pour qu’ils ne profitent pas de leurs postes et s’enrichissent de manière illicite, d’autres estiment que cette loi est dangereuse car elle met corrompus et personnes intègres dans le même sac alors qu’il est plus logique de procéder à des enquêtes dès qu’il y a de sérieuses présomptions sur l’implication d’un individu dans des affaires de corruption.

Quelques éclaircissements avec Chawki Tabib, président de l’INLUCC (Instance nationale de lutte contre la corruption).

WMC: Certains juristes prétendent que la déclaration sur le patrimoine auprès de l’INLUCC est anticonstitutionnelle et qu’elle peut avoir une incidence sur le développement du tissu associatif et le rendu de la société civile. Les présidents des clubs sportifs pourraient éventuellement renoncer à assumer ce genre de responsabilités. Qu’en pensez-vous ?

Chawki Tabib: Commençons par les présidents des clubs sportifs. Vous croyez peut-être que leur patrimoine est méconnu ? Il est déclaré auprès des instances fiscales, foncières, douanières ou autres. Donc, il n’y a pas de quoi fouetter un chat, aucun risque sur ces acteurs importants qui n’ont rien à cacher en principe et qui travaillent dans la légalité.

le débat sur la constitutionnalité de la déclaration sur le patrimoine est caduc. Parce que justement notre Constitution le stipule.

Par ailleurs, le débat sur la constitutionnalité de la déclaration sur le patrimoine est caduc. Parce que justement notre Constitution le stipule.

La Constitution parle également de transparence, de questionnements, de contrôle et de suivi, de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption. Qu’ils revoient le préambule de la Constitution, les articles 10, 15 et 115.

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L’Instance nationale de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption est une instance constitutionnelle et l’INLUCC assure aujourd’hui la mission d’appliquer la loi sur la déclaration du patrimoine dans l’attente de sa mise en place.

la déclaration sur le patrimoine est un exercice tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

Et entendons-nous bien, dans tous les pays du monde qui se respectent, les déclarations sur le patrimoine existent et c’est ce genre de pratiques que nous voulons instaurer dans notre pays. A partir du moment où nous occupons des postes politiques ou des responsabilités de gestion des affaires de l’Etat, la déclaration sur le patrimoine est un exercice tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

Justement dans tous les pays du monde ces pratiques existent et c’est tant mieux, cela nous permettra de nous assurer de l’intégrité de nous dirigeants et de reprendre confiance en nos acteurs politiques mais pourquoi les journalistes.

Dans tous les pays du monde, ils ne sont pas généralement les mieux nantis et si je prends l’exemple français, ils ne subissent pas plus de pression fiscale que les autres métiers. Ils sont plutôt gâtés et se présentent d’eux-mêmes aux services du fisc pour faire leurs déclarations. Alors pourquoi les journalistes figurent sur votre liste ? Est-ce l’exception tunisienne ?

La Tunisie fait l’exception parce que nous traversons une phase qui n’est pas ordinaire non plus. Nous sommes dans une situation critique où les phénomènes de corruption ont atteint une dimension endémique. D’où la nécessité de prendre des mesures inaccoutumées.

En France, les journalistes font leurs déclarations de leur propre gré et ils sont soumis à un contrôle très sévère

Vous parliez des journalistes français, tout d’abord, sachez qu’ils font leurs déclarations de leur propre gré et ils sont soumis à un contrôle très sévère et ils sont très respectueux de l’éthique et de la déontologie.

J’ai vécu en France et j’ai eu des amis journalistes, et j’ai rencontré nombre de représentants des médias dans des déjeuners ou des dîners, jamais un journaliste français ne vous permet de régler sa note à sa place même s’il ne s’agit que d’un café. Ça en dit long sur leur état d’esprit.

Nous avons créé l’INLUCC pour avoir des garde-fous contre tous ces débordements qui viennent de partout.

Je voudrais vous rappeler que dans les 5 premiers pays figurant parmi les plus transparents au monde et où le mode de gouvernance est un modèle, je cite les pays scandinaves, il n’y a pas d’instance de lutte contre la corruption. Dans ces pays, les institutions sont fortes, fonctionnent comme il se doit et qui bénéficient de la confiance des citoyens.

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En Allemagne 92% de la population font confiance à leurs institutions. Nous avons créé l’INLUCC pour avoir des garde-fous contre tous ces débordements qui viennent de partout.

Il y a l’approche inquisitoire et l’approche accusatoire. Nous avons l’impression que vous êtes dans la première. C’est-à-dire que nous sommes a priori corrompus jusqu’à ce que nous prouvions que nous ne le sommes pas. N’aurait-il pas été plus logique d’exiger des comptes lorsqu’une personne est accusée d’avoir trempé dans des pratiques illégales ? Pourquoi faire cette déclaration en amont ?

Tout d’abord, il n’y a ni approche inquisitoire ni accusatoire. Simplifions les choses, ce que nous ambitionnons est que nos citoyens reprennent confiance dans le système. Pour ce, il faut que ceux qui y évoluent donnent l’exemple et ne donnent à aucun individu malveillant de semer le doute sur leur droiture.

A partir du moment où ils déclarent leur Patrimoine, ils sont protégés par l’instance contre les détracteurs potentiels et contre eux-mêmes par rapport aux tentations auxquelles tout le monde peut succomber.

A Kasserine, un grand contrebandier possède des biens immobiliers dont certains sont loués à nombre de ministères dont celui de la Justice

Nous sommes dans un pays où un simple fonctionnaire ou détenteur d’un pouvoir bien déterminé peut devenir archi-milliardaire en un très court laps de temps. Comment ? Grâce à cette loi, nous pouvons lutter contre les contrebandiers, vous ne les avez pas cités. A Kasserine, un grand contrebandier qui, officiellement, ne gagne pas un sous, possède des biens immobiliers dont certains sont loués à nombre de ministères où figure, entre-autres, le ministère de la Justice. Il a été poursuivi, fort heureusement !

Vous oubliez les douaniers, les agents de police, les greffiers et une grande panoplie de catégories socioprofessionnelles concernés par la lutte anti-corruption. Nous parlons là de 37 secteurs d’activités. Certains prétendent que nous avons ratissé large, peut-être, mais cela nous permettra également de juguler un phénomène qui s’est propagé de manière effrayante dans notre pays. Ceux qui ne se soumettent pas à la loi, peuvent encourir des peines pénales.

Comment comptez-vous gérer des centaines de milliers de dossiers et de la confidentialité des données ?

La loi nous oblige à respecter la confidentialité des données et nous-mêmes encourons des peines de prison si nous divulguons n’importe quelle information relative à une personne qui a procédé à l’opération de déclaration de patrimoine.

Nous sommes en train de tout faire pour verrouiller au maximum notre plateforme informatique et notre base de données…

Nous sommes en train de tout faire pour verrouiller au maximum notre plateforme informatique et notre base de données. Le code de cette base est détenu par l’ingénieur informatique et par moi-même dans le cas où lui est indisponible. Ceci étant, le risque zéro n’existe pas, et pour vous rassurer, je peux vous donner l’exemple de Chawki Gueddas, président de l’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP) connu pour être très pointilleux s’agissant de la préservation des informations relatives à tout citoyen, qui a exprimé sa confiance en notre capacité à protéger les informations personnelles en étant le premier à faire sa déclaration.

Nous n’avons jamais rendu publics des dossiers ou des informations que nous détenons sauf aux autorités judiciaires lorsque nous estimons que des investigations s’imposent.

Aujourd’hui, à la tête de l’Instance, il y a un Chawki Tabib, qui n’appartient à aucun parti. Et si à la tête de la prochaine instance constitutionnelle, on nomme un président partisan qui pourrait user des informations en sa possession à des fins politiques ou autres, quelles sont les garanties pour les citoyens qui ont respecté la loi et sont venus vers vous ?

Dans ce cas, nous pouvons généraliser ce que vous dites à d’autres institutions et d’autres structures de l’Etat tout aussi importantes dont la BCT, le ministère des Finances, celui des Affaires foncières, celui de la Justice ou encore le ministère de l’Intérieur -qui détient des informations importantes sur tout le monde.

Je pense qu’il faut relativiser et accepter le fait que face à une gangrène appelée corruption, il nous faut mettre en place ce genre de dispositif pour sauver notre pays. Mais que l’on sorte des informations sur des journaux à sensation ou que l’on se permette de diffamer n’importe lequel d’entre nous, c’est devenu monnaie courante.

nous encourons des sanctions pénales si un membre de l’instance s’autorise à divulguer n’importe quelle information sur un dossier ou une personne.

Ceci dit, comme je vous l’ai précisé plus haut, nous encourons des sanctions pénales si un membre de l’instance s’autorise à divulguer n’importe quelle information sur un dossier ou une personne.

Propos recueillis par Amel Belhadj Ali

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