C’est bien beau de réussir une transition politique -et encore, elle est toujours au stade expérimental-, mais c’est encore mieux de réussir la transition économique car d’elle dépend la pérennisation des acquis politiques et la stabilité sociale.

Entre 2011 et 2014, la Tunisie a été boudée par nombre d’investisseurs, dont certains, nombreux, sont partis chercher une stabilité sociale, une discipline et une productivité en perte de vitesse sous d’autres cieux.

Suite au soulèvement de janvier 2011, la relève n’a pas été assurée comme il se doit et les compétences «dégagées» ont été remplacées par des nouveaux venus qui ne maîtrisent rien des rouages de l’Etat. Le pays a souffert d’un déficit de compétences économiques, politiques et diplomatiques sauf dans ses relations avec la Turquie, amie privilégiée des islamistes qui se sont emparés des postes clés dans les ministères économiques.

La nomination de Khemaies Jhinaoui à la tête du ministère des Affaires étrangères visait à repositionner la Tunisie sur la carte géopolitique régionale et internationale, mais également à développer une diplomatie économique qui laissait à désirer.

Qu’en est-il aujourd’hui de cette diplomatie ? Le point avec le chef de la diplomatie tunisienne, Khemaies Jhinaoui.

WMC : Monsieur le ministre, vous vous êtes beaucoup déplacé depuis votre désignation à la tête du ministère, vos actions ont porté entre autres sur l’ouverture de nouvelles antennes en Afrique et la mise en place d’un plan d’action pour le développement de la diplomatie économique. Comment cela s’est-il traduit concrètement au niveau des échanges économiques entre la Tunisie et d’autres pays ?

Khemaies Jhinaoui : Nul n’ignore aujourd’hui que, pour nous, l’impératif et la priorité des priorités est d’aider la Tunisie à sortir de la situation difficile dans laquelle elle se trouve et réussir la transition économique. La transition politique est plus ou moins réussie mais celle économique reste très fragile. Le rôle des Affaires étrangères est fondamental.

Nous avons d’abord essayé de consolider ce que nous avons d’ores et déjà réalisé avec les marchés traditionnels, comme l’UE, en fixant les paramètres des négociations que nous sommes en train de diriger avec l’Union européenne comme l’ALECA (Accord de libre-échange complet et approfondi). Notre objectif est que ces négociations prennent en considération la situation actuelle de la Tunisie.

La symétrie, la progressivité, l’accompagnement, ce sont là les règles de conduite que nous avons voulu établir avec l’Union européenne

La symétrie, la progressivité, l’accompagnement, ce sont là les règles de conduite que nous avons voulu établir avec l’Union européenne et qu’elle a acceptés de prendre en considération.

L’UE est également consciente de la situation fragile dans laquelle se trouve la Tunisie actuellement et ne voit pas d’inconvénient à développer davantage nos exportations vers la destination européenne qui reste un marché important pour notre pays.

Et qu’en est-il de l’Afrique ?

Nous nous sommes bien évidemment déployés sur l’Afrique. Et comme vous devez le constater, la diplomatie économique ne doit pas être perçue comme un simple slogan ou un concept. Elle est indispensable dans un contexte mondialisé, et nous avons illustré notre action par nombre de missions effectuées sur le continent africain.

J’ai moi-même participé à de nombreuses missions au Cameroun, au Sénégal et au Nigeria. Toutes ces missions ont été menées de concert avec des organismes nationaux comme l’UTICA, la FIPA, le CEPEX et d’autres.

Ces déplacements ont engendré de nouvelles dynamiques avec ces pays dont plusieurs ont visité la Tunisie.

Ces déplacements ont engendré de nouvelles dynamiques avec ces pays dont plusieurs ont visité la Tunisie. Nous avons programmé plusieurs rencontres importantes avec des présidents africains dont ceux du Sénégal, du Niger et de la Côte d’Ivoire. D’ailleurs, le président de la Côte d’Ivoire viendra en visite officielle au mois d’octobre prochain en Tunisie.

Nous avons signé un accord de libre-échange à l’échelle africaine, nous sommes les premiers à le faire et nous sommes aujourd’hui membre de la COMESA (Marché commun des Etats de l’Afrique de l’Est), et nous sommes observateurs à la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest).

Nous avançons dans les négociations pour un véritable partenariat avec ce groupement dont le président va effectuer une visite en Tunisie au mois de juillet prochain.

Vous avez également « prospecté » du côté de l’Amérique latine ?

Nous voulons développer nos relations économiques avec les pays émergents. J’ai effectué une visite au Brésil au début de l’année dernière. Mon homologue brésilien viendra en Tunisie au début du mois de juillet.  Mais il n’y a pas que l’Amérique latine. Avec la Russie, nous avons créé une nouvelle dynamique grâce à la ligne maritime reliant le port de Sfax à celui de Novorossiysk. Le but est évidemment de développer nos exportations à destination de ce pays.

La Chine représente pour nous un partenaire aussi important. J’y étais en visite officielle et je suis optimiste.

Nous avons aussi effectué une visite très réussie en Inde. Nous avons également reçu une mission d’hommes d’affaires indiens à Tunis. Et M. Narendra Damodardas Mod, le Premier ministre de l’Inde, m’a promis une visite dans notre pays pour très bientôt.

La Chine représente pour nous un partenaire aussi important. J’y étais en visite officielle et je suis optimiste. Il y a une dynamique économique réelle entre nos deux pays. De grandes entreprises viennent et découvrent les mégaprojets d’infrastructure dont nous prévoyons la réalisation.

Il est évident qu’elles doivent se soumettre au processus de sélection prévu par la loi tunisienne. Il y a aussi des projets qui entrent dans le cadre des relations bilatérales ; la Chine a procédé à la rénovation du Centre culturel d’El Menzah VI, nous sommes en train de finaliser le Centre culturel de Ben Arous, et la Chine a assuré la construction de l’hôpital de Sfax. Bientôt, nous démarrerons également les travaux pour l’édification de l’académie diplomatique.

Les échanges économiques avec la Chine ne sont pas aussi aisés qu’on le pense parce que cette puissance économique mondiale préfère effectuer des contrats entre gouvernements de gré à gré, ce que ne permet pas la législation tunisienne et il faut reconnaître que nous perdons au change. La Chine investit beaucoup dans le social partout en Afrique.

Absolument. La Chine peut être un partenaire privilégié, mais pour le moment nous avons des difficultés réelles dans le développement de nos relations économiques à cause de la complexité de nos procédures et la rigidité de notre législation.

Pour des pays tels la Chine, il n’y a ni la patience ni l’envie de subir les mêmes conditions que d’autres soumissionnaires.

Pour des pays tels la Chine, il n’y a ni la patience ni l’envie de subir les mêmes conditions que d’autres soumissionnaires. Il est évident que nous devons assouplir davantage nos procédures pour en faire des partenaires privilégiés. C’est ce qui explique que nous ayons soulevé cette question avec la présidence du gouvernement. Le but est de trouver des formules juridiques adaptés aux grands pays comme la Chine, le Japon ou la Corée du Sud que j’ai visités et qui s’intéressent à de grands projets.

Notre objectif est d’aider le gouvernement à créer une dynamique d’investissement qui résorbe le chômage

La Tunisie ne doit pas être lésée mais vous imaginez ce que nous pouvons gagner grâce aux investissements de ces pays dans des projets comme le dessalement de l’eau et les énergies renouvelables ? Notre objectif est d’aider le gouvernement à créer une dynamique d’investissement qui résorbe le chômage. On oublie souvent que pour résoudre le problème du chômage et surtout l’emploi des diplômés, il faut encourager les gros investissements. Les petites et moyennes entreprises sont importantes dans le développement du tissu économique, mais les grands projets aussi.

Contribuer à créer un équilibre régional par le développement de l’infrastructure et le décloisonnement des zones lointaines est indispensable. Et les pays que j’ai cités plus haut sont prêts à participer à ce genre de projets.

Je suis pratiquement le premier ministre des Affaires étrangères de notre région qui visite Ottawa sur invitation de mon homologue canadien

Il y a aussi le Canada auquel je me rends à l’invitation du ministre canadien des Affaires étrangères. Je suis pratiquement le premier ministre des Affaires étrangères de notre région qui visite Ottawa sur invitation de mon homologue pour débattre avec lui des moyens qui pourraient être mis à disposition par le G7 pour soutenir les transitions politique et économique en Tunisie.

L’objectif de ma visite à Ottawa est de faire le point sur les relations bilatérales en matière d’échanges commerciaux et profiter de la présidence par le Canada du G7, pour conserver son intérêt pour la Tunisie.

Reste que nous avons un problème fondamental malgré la promulgation d’un code d’investissement prétendument encourageant : la lourdeur des procédures administratives, l’absence de réactivité et la rigidité, comme formulé plus haut, de notre législation.

Pour pouvoir séduire les internationaux et devenir plus attractive, la Tunisie doit s’organiser à l’échelle nationale. La législation doit être révisée et le cadre juridique amélioré, et ceci ne passe pas forcément par le nouveau code des investissements, mais aussi par la législation bancaire, le niveau des changes, et toutes les questions à caractère économique. Certes, des efforts sont en train d’être déployés mais nous devons en faire davantage et changer le paysage juridique du pays. Si nous nous mettons sérieusement au travail, notre pays peut devenir en quelques années un pays émergent. Je suis confiant, il est doté de tous les atouts.

300.000 jeunes diplômés tunisiens sortent des universités, si nous réussissions à intégrer 100.000 ou même 50.000 dans le circuit économique, nous deviendrions un modèle dans notre région et dans le monde.

Et mise à part sa position géographique, il a le savoir-faire et un réservoir de compétences humaines. 300.000 jeunes diplômés sortent des universités, si nous réussissions à intégrer 100.000 ou même 50.000 dans le circuit économique, nous deviendrions un modèle dans notre région et dans le monde. Mais il faut que la cadre institutionnel et juridictionnel s’y prête.

Et qu’en est-il des pays arabes ? Lorsque nous voyons l’engagement de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis pour aider la Jordanie en débloquant 2,5 milliards de dollars américains, nous sommes surpris de voir que notre pays est le dernier de leurs soucis.

Je ne peux pas dire que les pays arabes ont lâché la Tunisie. Il ne faut pas nous comparer à la Jordanie qui est au centre du Moyen-Orient. Elle est géographiquement proche d’Israël, et les enjeux la concernant sont importants pour tous les pays limitrophes. D’ailleurs, le président de la République a sorti un communiqué pour soutenir l’initiative saoudienne en faveur de la Jordanie.

En ce qui nous concerne, nous ne pouvons pas prétendre que nous avons été lâchés, mais nous ambitionnons des actions beaucoup plus importantes en notre faveur. Il nous appartient de proposer des projets dans lesquels ces pays seraient intéressés d’investir. 2,5 milliards de dollars est une promesse et nous souhaitons que nos frères jordaniens en profitent réellement pour assurer la stabilité de leur pays. La Jordanie mérite un soutien massif de la part de ses voisins.

Pour ma part, je pense qu’en tant que Tunisiens, nous devons d’abord compter sur nos propres forces et nos propres moyens avant de demander à nos frères arabes de nous aider.

Qu’en est-il de votre dernière visite en Libye et où vous avez discuté du projet de raffinage du pétrole libyen dans notre pays ?

Ma visite en Libye avait un double objectif. Le premier, discuter de l’initiative de monsieur le président de la République pour le règlement de la question libyenne, et surtout après la réunion de Paris du 29 mai. C’est donc une visite politique avant tout, et là nous avons eu des échos favorables qui reflètent la qualité exceptionnelle de nos relations avec nos frères libyens.

Mon deuxième objectif est de redynamiser les relations économiques bilatérales. La Libye était en 2011 le deuxième partenaire commercial de la Tunisie après l’Union européenne

Mon deuxième objectif est de redynamiser les relations économiques bilatérales. La Libye était en 2011 le deuxième partenaire commercial de la Tunisie après l’Union européenne. Nous réalisions pour 2 à 2,5 milliards de dollars d’échanges commerciaux. Ce n’est malheureusement plus le cas à cause des événements qui ont secoué nos deux pays.

Nous avons discuté avec nos frères de la relance de cette coopération.  Et sur le plan institutionnel, nous avons prévu deux échéances. La première celle du 5 juillet où aura lieu une rencontre entre les deux ministres des affaires étrangères à Tunis pour préparer la grande commission mixte tuniso-libyenne. La Commission sera présidée les deux chefs de gouvernement au début du mois de septembre ou à la fin du mois d’août.

Nous avons aussi abordé la question de la reprise des accords conclus en 2011 et tombés lettre morte à cause des changements de régimes dans les deux pays. Y figure celui du troc, c’est-à-dire comment la Tunisie peut approvisionner le marché libyen en produits agroalimentaires et en phosphate et, en échange, relancer l’importation du brut libyen.

Avant 2011, nous procédions au raffinage d’un million de tonnes de brut, et donc j’ai tout fait pour remettre cela sur la table des négociations.

Actuellement, nous importons le pétrole de l’Azerbaïdjan et de destinations lointaines. Nous voulons relancer son importation de la Libye et procéder au raffinage à Bizerte. Avant 2011, nous procédions au raffinage d’un million de tonnes de brut, et donc j’ai tout fait pour remettre cela sur la table des négociations.

Evidemment, il y a le problème des dettes des cliniques restées en plan et j’ai eu la promesse qu’elles seront remboursées. Je pense que nos partenaires libyens commenceront rapidement à débloquer les dus de quelques cliniques en difficultés. Pour la redynamisation des échanges commerciaux et dès que possible, nous allons créer un comité conjoint tuniso-libyen qui aura lieu ici ou à Tripoli, et réunira les ministères du Commerce et de l’Energie.

Face à l’instabilité politique de la Libye, pensez-vous que vos accords seront concrétisés ?

Nous traitons avec le gouvernement représentatif de la Libye et reconnu à l’international.  C’est le gouvernement d’Union nationale. Et n’oubliez pas, il y a la continuité de l’Etat. Le processus politique est un processus interne à la Libye et il va se poursuivre. Pour le moment nous continuons à développer nos relations dans l’intérêt des deux pays.

Et avec le Soudan pour ce qui est du tourisme médical ?

En matière de tourisme médical, il y a le Soudan et l’Irak. Les vols Tunis/Khartoum vont bientôt reprendre, et avec l’Irak aussi les vols vont bientôt reprendre via une desserte hebdomadaire d’Iraqi Airways. Mais nous vivons dans un monde instable, donc nous nous adaptons avec le terrain dans l’attente que la situation s’améliore.

Monsieur le ministre, on parle beaucoup d’un interventionnisme éhonté de la part d’ambassadeurs sis en Tunisie dans les affaires intérieures de notre pays. Ils sont partout et se mêlent de tout. Quelle est votre position par rapport à cela ?

D’abord nous vivons dans un monde mondialisé où le concept de souveraineté a évolué. Il va de soi qu’il y a des principes fondamentaux sur lesquels nous ne devons pas céder. Ce sont des principes que tous les représentants des chancelleries étrangères doivent respecter. Il s’agit de notre politique intérieure, de nos orientations en politiques étrangères et de nos choix fondamentaux sur les plans économique et national.

avec nos partenaires, nous avons des relations qui font que des représentants d’autres pays peuvent discuter avec nous de certains projets et donner leurs avis sur l’évolution de ces projets dans notre pays

Maintenant avec nos différents partenaires, nous avons des relations qui, au niveau bilatéral, font que des représentants d’autres pays peuvent discuter avec nous de certains projets et donner leurs avis sur l’évolution de ces projets dans notre pays. Mais cela se fait dans le respect de la souveraineté nationale et la Tunisie ne permettra jamais aux représentants des pays étrangers ou à leurs gouvernements, d’interférer dans nos politiques internes et nos choix. Nos orientations, nos décisions, nos choix et nos engagements sont du ressort des instances constitutionnelles représentant le peuple tunisien par la voie démocratique.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali