L’Etat tunisien serait prêt à clore définitivement l’“Affaire Slim Chiboub“, à condition de parvenir à un accord qui lui permettrait de récupérer une partie des «profits» perçus par le gendre de l’ancien président de la République, selon les sources du ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières (MDEAF).

Un montant qui s’élèverait, au vu des affaires examinées par le Contentieux de l’Etat, à plus d’un milliard de dinars répartis comme suit : 387,427 millions de dinars au titre des commissions perçues lors des intermédiations conduites par Slim Chiboub depuis les années 90 concernant des affaires touchant nombre de secteurs, et 774,854 millions de dinars en tant que dommage moral pour le compte de l’Etat tunisien. Les montants seraient calculés au cours actuel de l’euro et pas celui perçu lors des faits.

Ce qui, selon nombre de juristes, n’est pas recevable dans la mesure où de par le monde aucune loi ne stipule qu’il faille compenser l’Etat, entité morale, en lui accordant les mêmes privilèges qu’à une personne physique. Y a-t-il eu mauvaise interprétation de l’article 11 de la Loi organique 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation (1)?

Mieux encore et toujours selon les experts des infractions financières, la valeur des dommages doit être calculée en fonction des préjudices subis par l’Etat à l’instant T, c’est-à-dire lors du déroulement des faits «délictueux». Ce qui revient à dire que le calcul de la compensation financière ou des amendes doit correspondre au cours monétaire en vigueur lors de la contraction de la transaction.

Parvenir à un accord pour mettre fin à un feuilleton qui n’a que trop duré 

Pour Zouhaier Makhlouf, ancien membre de l’Instance Vérité et Dignité, le décompte est perçu autrement et réparti sur trois tiers : le premier 1/3 est le montant estimé des profits perçus par le défendeur pour avoir eu des privilège en tant que beau-fils de l’ancien président ; le deuxième 1/3 est une amende ; alors que le troisième 1/3 est le montant qui aurait pu échapper à la vigilance des enquêteurs et de l’Etat.

Il estime par ailleurs qu’un accord avec le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières pourrait mettre fin au feuilleton Slim Chiboub qui n’a que trop duré.

«Nous n’avons rien contre M. Chiboub, sauf que nous estimons que l’Etat doit récupérer une partie des gains perçus par lui en tant proche du pouvoir en place jusqu’en 2011. Et d’ailleurs, pour éviter tout parti pris, nous avons composé une commission regroupant des représentants des différents ministères, y compris du Premier ministère ainsi que du Tribunal administratif (2) pour que nos décisions soient impartiales et neutres. En tant qu’Etat tunisien, nous ne nous prononcerons pas sur les activités d’intermédiation de Slim Chiboub dans d’autres pays et en dehors de nos frontières à partir du moment où elles n’ont touché aucun intérêt national».

Au sein de certaines instances gouvernementales, la requête soumise par le défendeur à l’IVD souffre sur le plan procédural de nombre d’insuffisances : «Il n’y a pas eu une reconnaissance franche des faits avérés, il n’y a pas eu présentation explicite d’excuses au peuple tunisien et il n’y a pas eu fixation du montant des dédommagements au bénéfice de l’Etat en réparation du préjudice subi».

La décision prise par l’Etat d’intervenir dans l’affaire Chiboub est politique et émanerait d’une volonté «sincère» de fermer définitivement le dossier. «Bien que Madame Ben Sedrine ait refusé de coopérer avec les instances étatiques et s’est appropriée totalement le dossier Chiboub déniant à l’Etat son droit à accéder aux informations importantes. Nous avons fait prévaloir le fond sur la forme, estimant que le plus important est que l’Etat soit indemnisé».

Les dossiers considérés par la commission citée plus haut concernent des affaires d’ores et déjà soumises à la justice. Sont-elles toutes recevables ? Oui, estime le Contentieux de l’Etat. «Il y a eu des expertises qui ont prouvé que M. Chiboub aurait perçu une commission de 7% du montant d’une tractation conclue dans le cadre d’un appel d’offres national. Estimant que le montant des commissions de par le monde varie entre 5 et 10%, les membres de la commission ont décrété que ce qui dépasse les 5% tend vers les 10% et ont calculé 10% sur toutes les affaires en cours devant la justice. Ce qui explique le montant total requis par le ministère».

«Je n’ai eu aucune relation avec le président Zine El Abidine Ben Ali entre 2002 et 2008»

Erreur ! Slim Chiboub objecte à plus d’un titre. Il considère qu’en tant que citoyen tunisien, il a été lésé à plus d’un titre. En premier lieu, à cause de la méconnaissance de la nature des relations avec son beau-père qui n’étaient pas au beau fixe : «Je n’ai eu aucune relation avec le président Zine El Abidine Ben Ali entre 2002 et 2008». Mieux encore, il s’étonne de se voir, impliqué dans des affaires auxquelles il n’avait aucune voix au chapitre, selon ses dires, et qui n’ont même pas été tranchées devant la justice.

«Lorsque j’ai présenté mon dossier à l’IVD, j’ai reconnu les “infractions“ dans lesquelles on m’a dit être incriminé, j’ai soumis une requête écrite sollicitant être intégré dans le processus de réconciliation comprenant des aveux écrits et une présentation explicite d’excuses (3). Ce qui a été agréé par l’Instance, mais il est évident que je ne peux accepter de payer pour des actes commis par d’autres comme moi. C’est inadmissible».

Slim Chiboub dénonce son implication par des tiers dans au moins 5 dossiers dans lesquels il n’a pas été une partie prenante, à commencer par l’acquisition par Tunisair, compagnie battant pavillon national, de 16 Airbus en 2008. Une affaire dans laquelle il est accusé d’avoir perçu une grosse commission. «Faux. Je n’ai aucune relation avec Airbus et d’ailleurs le PDG de Tunisair, à l’heure des faits, comparu devant le juge d’instruction, l’a certifié et son témoignage fait foi». L’affaire, rappelons-le, a été déclenchée suite à un article paru sur le journal Le Temps et relayé par les réseaux sociaux, le personnage principal au centre de l’Affaire Airbus serait Sakhr Matri. Le montant de l’acquisition des Airbus s’élèverait à 1,1 milliard de dollars américains.

Une autre affaire dans laquelle Slim Chiboub nie toute implication est celle de Renault Tracs, laquelle société appartenait en réalité à Sakhr El Matri qui dirigeait la société Ennakl détenant la représentation de la marque française de gros engins : «Je pense qu’il y a confusion. J’étais associé dans la firme Renault Auto, alors que la transaction de la Caisse des Prêts et de Soutien des Collectivités locales en 2009 a eu lieu avec Renault Tracs».

Ceci pour ne citer que deux affaires dans lesquelles les preuves de son implication, toujours, selon ses dires, n’existent pas, sans parler des dossiers Khaled Kobbi, Notre Dame à Hammamet et la Marina de Gammarth. La marina, projet immobilier où le défendeur ne serait pas le seul bénéficiaire mais pourtant le seul accusé. Après investigations de la Commission d’enquête, il aurait perçu de la part de Victor Nadhim Agha, PDG de la société d’Investissements Mejda, une commission s’élevant à près de 1,49 million d’euros, ce que nie formellement l’investisseur qatari dans une correspondance envoyée au défendeur.

En fait, la situation avantagée de Slim Chiboub en tant que beau-fils de l’ancien président tunisien lui aurait valu pendant des années des privilèges qui n’étaient pas donnés à tout le monde avant qu’il ne tombe en disgrâce.

Pour le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, le plus grand préjudice subi par l’Etat est le développement par le gendre de l’ancien chef de l’Etat des activités d’intermédiation chèrement rémunérées qui n’existaient pas du temps du président Bourguiba et qui ont touché des secteurs de la plus haute importance dont l’énergie, les transports aérien et terrestre. «Il a terni l’image de la Tunisie. D’ailleurs, la Suisse avait lancé des poursuites à son encontre en 2008».

D’un autre côté, l’activité d’intermédiation est reconnue de par le monde et est légiférée. Ainsi, dans le droit français, «le commissionnaire conclut des contrats pour le compte d’une entreprise dont l’identité n’a pas à être connue puisqu’il agit sous son nom personnel. A la différence du courtier, il ne se contente pas de rapprocher des partenaires potentiels, mais conclut lui-même les contrats pour lesquels il a été missionné. Il exerce à titre indépendant, en entreprise individuelle ou en société».

La Commission d’arbitrage et de conciliation de l’IVD peut, de par la loi, être saisie et l’a été, en cas d’infractions financières, dans le cas Chiboub, ce qui «ne suspend pas l’examen de l’affaire et l’action publique» (4) et des actions ont été engagées dans ce sens par le MDEAF.

Slim Chiboub ne dispose pas des sommes colossales exigées par le gouvernement

Comment mettre fin à l’épopée «justice transitionnelle» dans notre pays en ne lésant pas l’Etat et en clôturant les dossiers de tous ceux en relation de près ou de loin avec l’ancien président ? En Afrique du Sud, grâce à l’aura de feu Nelson Mandela, ce processus a réussi. «La transition sud-africaine est le résultat d’un processus négocié, et non d’une victoire unilatérale ou d’une révolution. Les acteurs politiques se sont donc efforcés d’être pragmatiques, et ont insisté sur la réconciliation pour éviter tout acte de revanche et maintenir le niveau économique du pays».

Dans notre pays, 7 ans après le soulèvement du 14 janvier, nous ne réussissons pas à passer à autre chose. Notre économie est en berne, nos compétences administratives sont écartées ou terrorisées, les groupes appartenant à des proches de l’ancien président -jadis florissants- ont périclité et perdu leur valeur, et les investisseurs potentiels sont devenus frileux de crainte d’être accusés à tort ou à raison de népotisme ou de corruption.

Où allons-nous ? Vers le néant, si nos politiques n’ont justement pas le courage de dire haut et fort : “il est temps de clôturer ces milliers de dossiers qu’aucune instance ne pourrait traiter tant ils sont compliqués ou surfaits et montés dans certains cas de toutes pièces“. On aurait dû penser à une taxe révolutionnaire dont des experts non revanchards et non revendicatifs auraient fixé les montants selon l’importance des affaires et le volume des profits perçus par les privilégiés de l’ancien régime, mais la haine était trop forte et trop aveugle pour que les hauts intérêts de l’Etat prévalent. N’est pas Nelson Mandela qui veut.

7 ans, c’est beaucoup, c’est trop pour un pays tellement obsédé par la lutte contre la corruption qui, depuis 2011, a été généralisée, que l’on ne voit pas qu’il court vers sa perte.

Des centaines de milliards investis dans la lutte contre la corruption et dans la récupération des biens spoliés n’ont pas permis à l’Etat de recouvrir ce qu’il estime être son dû.

Les Allemands avaient, en 2011, prévenu la Commission de feu Adbelfattah Amor quant aux risques pour l’Etat tunisien, si sa stratégie n’est pas bien réfléchie, d’investir plus d’argent dans sa quête pour la récupération des biens spoliés que d’en gagner. Car ces biens peuvent se trouver partout et nulle part. Négocier et reprendre le récupérable paraissait être la meilleure solution.

Dans le cas Chiboub qui s’est présenté de manière volontaire à la justice tunisienne, à l’IVD et qui a assuré qu’il avait voulu à maintes reprises engager des négociations avec le MDEAF mais sans succès, y a-t-il des chances sérieuses pour qu’un milliard de dinars soient versés dans les caisses de l’Etat ?

Pour ses proches, cela relèverait du miracle : «C’est simple, il ne dispose pas des sommes colossales exigées par le gouvernement, et contrairement à ce que tout le monde pense, la plus grande part de la fortune de Chiboub a été gagnée grâce à ses intermédiations dans d’autres pays et non en Tunisie».

Est-ce l’impasse ?

Il est clair que seul le courage politique et des négociations constructives et raisonnables entre les différentes parties prenantes pourraient mettre fin à ce feuilleton de plus en plus pesant et ennuyeux comme beaucoup d’autres d’ailleurs.

Il revient à l’Etat, représenté par le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, à l’IVD -qui n’a pas tranché à ce jour- et au défendeur de parvenir à une solution qui ne lèse aucune des parties.

Mais plus important que tout, pourrions-nous dans la quête de l’équité éviter de tomber dans l’iniquité ?

Amel Belhadj Ali

  • Art. 11 – La réparation du préjudice subi par les victimes des violations est un droit garanti par la loi et l’Etat à la responsabilité de procurer les formes de dédommagement suffisantes, efficaces et adéquates en fonction de la gravité des violations et de la situation de chaque victime. Toutefois, sont prises en considération les moyens dont dispose l’Etat lors de la mise en application. La réparation du préjudice est un régime individuel ou collectif basé sur l’indemnisation matérielle et morale, le rétablissement de la dignité, le pardon, la restitution des droits, la réhabilitation et la réinsertion qui prend en considération la condition des personnes âgées, des Femmes, des Enfants, des handicapés, des catégories ayant des besoins spécifiques, des personnes malades et des catégories vulnérables.
  • La commission siégeant sous la tutelle du ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières regroupe le Premier ministère, deux organismes de contrôle de l’Etat, le chargé du Contentieux de l’Etat, le ministère des Finances, le tribunal administratif et des conseillers.
  • 46 – La commission d’arbitrage et de conciliation est saisie sur la base d’une convention d’arbitrage et de conciliation, et ce – à la demande de la victime y compris l’Etat ayant subi un préjudice, – à la demande de la partie à laquelle la violation est imputée, sous condition du consentement de la victime, – avec l’approbation de l’Etat dans les cas de corruption financière, si le dossier porte sur les deniers publics ou sur les fonds des établissements dans lesquelles l’Etat détient une participation directe ou indirecte au capital. – sur transmission de l’instance nationale de lutte contre la corruption, sur la base d’une convention d’arbitrage et de conciliation entre les parties concernées. Sont considérées comme conditions pour l’acceptation de la demande d’arbitrage et de conciliation, l’aveu écrit du demandeur de la conciliation des faits qu’il a commis et la présentation explicite de ses excuses, selon un modèle arrêté par décision de l’Instance. Si la demande de conciliation se rapporte à la corruption financière, elle doit comporter obligatoirement l’exposition des faits qui ont entraîné un bénéfice illicite, et sa valeur réalisée. La demande est jointe des justificatifs prouvant la véracité des prétentions du demandeur de la conciliation Les demandes doivent, obligatoirement, mentionner l’acceptation de la sentence arbitrale, laquelle est considérée comme étant définitive, et non susceptible de recours ou d’annulation ou de recours pour excès de pouvoir
  • 45 – La Commission d’Arbitrage et de conciliation examine également les demandes de transaction se rapportant aux dossiers de corruption financière. La présentation de la demande de transaction ne suspend pas l’examen de l’affaire et l’action publique ne s’éteint qu’après exécution des clauses de la dite transaction. L’application des clauses de la transaction dans les dossiers de corruption financière présentés à la commission entraîne l’extinction de l’action publique ou l’arrêt du procès ou l’arrêt de l’exécution de la peine. Toutefois, les poursuites ou le procès ou l’exécution de la peine reprennent s’il est prouvé que l’auteur des violations a délibérément caché la vérité ou n’a pas déclaré tout ce qu’il a pris illégalement. L’Etat est, obligatoirement, partie principale dans les dossiers présentés à la commission d’arbitrage et de conciliation.