Economie DeveloppementAu moment où la Tunisie est classée au premier rang des 10 pays africains qui seront le plus affectés par les tarifications douanières imposées par les Américains, la Corée du Sud, un pays qui avait, dans les années 50, le même degré de développement que la Tunisie, est classée dans le top 10 des pays qui, par leur puissance et progrès technologiques, peuvent tenir tête aux États-Unis et constituer pour eux une menace déstabilisatrice pour peu que le Président Trump s’entête à augmenter ses droits de douane. La question qui se pose dès lors est de savoir pourquoi les Sud-Coréens ont largement réussi là où notre pays a lamentablement échoué.

Un atelier pour interroger l’échec tunisien

Un atelier de réflexion organisé, les 2 et 3 mai 2025, à Hammamet, par la Fondation Mohamed Ali Hammi (FMAH) a essayé d’apporter des éléments de réponse à cette délicate question.

Les participants, des économistes, sociologues, journalistes, philosophes, militants de la société civile, ont discuté au cours du débat instauré à cette occasion une communication fort intéressante présentée par l’économiste universitaire Moez El Elj.

Le triptyque pouvoir – capital – administration

Intitulée « le triptyque Pouvoir – Capital – Administration », la communication impute la contreperformance de la Tunisie et la fragilité de son économie, des décennies durant, aux externalités négatives des interactions des trois acteurs précités.

Le conférencier, qui se réfère sur le plan théorique aux travaux des lauréats du prix Nobel de Sciences Économiques 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson.

« Les sociétés où les institutions sont fragiles ne génèrent ni croissance ni changement positif. »

 

L’absence d’institutions solides freine tout développement

Les études de ces économistes, qui ont porté sur les différences de prospérité entre les nations, ont démontré l’importance des institutions sociétales pour le développement d’un pays.

Principale idée développée par ces éminents économistes et par Moez El Elj : les sociétés où les institutions sont fragiles ne génèrent ni croissance ni changement positif. C’est bien le cas dans la plupart des pays du Sud, dont la Tunisie.

Le document analyse les interactions dynamiques des forces sociales, leur fonctionnement profond et les trajectoires de croissance qui s’installent ou pas dans les pays.

Un triangle dysfonctionnel au service d’une stabilité illusoire

Dans ces sociétés, caractérisées par une fragilité institutionnelle, les imbrications entre pouvoir, administration et capital ne sont ni structurées ni formatées par des institutions solides, ce qui projette l’économie et la société sur des trajectoires forcées de stabilité éphémère. Chaque partie du triangle pouvoir – capital – administration joue son rôle pour tenter de générer une croissance à seuil minimal, permettant de maintenir une paix sociale fragile, sans réformes structurelles. Cette paix sociale est la garantie de la survie du triangle.

« Dans les pays du Sud, la paix sociale sert de bouclier au triangle pouvoir, capital, administration. »

 

Dans ces mêmes sociétés, le capital est souvent rentier. Le triptyque capital rentier, pouvoir et administration renvoie à une analyse critique des structures économiques et politiques dans lesquelles une minorité accumule des richesses sans contribution significative à une croissance économique inclusive, tout en contrôlant les leviers du pouvoir et de l’administration publique. Cette dynamique est souvent associée au capitalisme rentier, à l’oligarchie et à la bureaucratie.

La captation de l’État, une stratégie bien rodée

Dans ces sociétés, le pouvoir politique et administratif peut être capté par les élites économiques (ploutocratie) ou bureaucratiques, renforçant les inégalités.

La captation de l’État passe entre autres par l’infiltration des institutions, qui devient une arme efficace pour influencer les lois en faveur du capital rentier (ex. intégration en Tunisie du parlement par des hommes d’affaires).

« Penser autrement le développement, c’est rompre avec les logiques rentières et l’immobilisme. »

 

Sur le plan politique, le capital rentier mobilise également ses leaders pour infiltrer les partis politiques et négocier des accords pour partager les sphères d’influence économique, reproduisant un système rentier décentralisé dans lequel se retrouvent pouvoir et opposition.

Deux formes de résistance sociale et économique

En réaction à cette connivence pouvoir, capital et administration, Moez El Elj a évoqué la résistance de deux groupes qui ont développé des stratégies d’adaptation :

  • Les forces vives de la société (organisations professionnelles, syndicats, société civile), et plus largement les individus, qui développent des stratégies d’adaptation pour se positionner et, parfois involontairement, contribuer à la récession.
  • Les détenteurs du capital productif innovant, qui adoptent des stratégies d’attentisme, de résilience et de méfiance, évitant les cercles de captation de l’État.

Le conférencier estime que pour les deux groupes, les conditions de fortification du capital productif et innovant ne sont pas garanties, et les opportunités de créer réellement de la croissance économique sont minimes.

Penser des alternatives de rupture

Le débat a porté sur les acteurs de changement pour la mise en œuvre des alternatives à proposer lors de l’université d’été 2025.

Certains participants ont proposé des alternatives hors sentiers battus, voire de nouvelles approches qui rompent avec cette connivence pouvoir – capital – administration.

Un consensus a été dégagé sur le cadre de la prochaine université d’été de la FMAH, qui aura pour thème : « Penser autrement le développement dans un contexte international instable et en pleine mutation ».

L’option MOSC et la démocratie sociale

La deuxième alternative serait d’actionner le levier de la société civile, en dépit de l’échec d’expériences passées, comme « l’initiative citoyenne » lors des dernières élections municipales. La FMAH propose un nouveau mécanisme : le « Mouvement social citoyen (MOSC) », inspiré d’initiatives réussies en Belgique et au Québec. Il s’agit de créer une nouvelle forme d’organisation autonome et dotée d’une gouvernance propre.

Le MOSC se veut le pouvoir du sans-pouvoir, un contre-pouvoir démocratique, une force de veille face à toute dérive autoritaire, sociale ou obscurantiste.

Parmi les autres propositions : promouvoir la démocratie sociale, former des citoyens démocrates, renforcer les contre-pouvoirs (syndicats libres, justice indépendante, parlement représentatif, médias responsables…).

EN BREF

  • La Tunisie est classée en tête des pays africains les plus affectés par les surtaxes américaines.
  • Un atelier à Hammamet a pointé l’échec structurel du modèle tunisien face à des pays comme la Corée du Sud.
  • Le triptyque pouvoir – capital – administration est au cœur des blocages du développement.
  • Ce système favorise une économie rentière, verrouillée par une élite captatrice de l’État.
  • Des alternatives ont été proposées, dont le Mouvement social citoyen (MOSC) pour reconstruire la démocratie par la base.
  • La prochaine université d’été de la FMAH visera à “penser autrement le développement“.