Etre ministre indépendant est-ce un atout ou une faiblesse ? Difficile à dire dans le contexte de la Tunisie post-2011. Car Tawfik Jelassi, qui a fait partie du gouvernement Mehdi Jomaa, en qualité de ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Technologies de l’information et de la communication, a pu, en seulement une année, laisser une empreinte indélébile, mais en a vu des vertes et des pas mûres.

Témoignage.

WMC : En tant que ministre des Technologies de l’information et de la communication, vous avez eu également à traiter un autre dossier complexe, celui d’Orange Tunisie dont la majorité du capital détenue par Marouane Mabrouk avait été confisquée par l’Etat. Avez-vous essayé de régler ce problème ?

Tawfik Jelassi : Il s’agit là en effet d’un dossier compliqué. Mon analyse personnelle était la suivante : il y a eu la révolution et l’Etat a confisqué 51% des parts d’Orange Tunisie. Ce que je n’arrivais pas à comprendre, et je le dis abstraction faite des personnes impliquées, c’est comment se fait-il qu’après que l’Etat a confisqué 51% des parts d’Orange Tunisie, qu’il estime mal acquises par M. Mabrouk, il ait maintenu ce dernier comme président du conseil d’administration de l’entreprise. Cet état de fait existait depuis trois ans au moment de mon arrivée au ministère des Technologies de l’information et de la communication en janvier 2014. Pour moi, il y a là anguille sous roche.

J’ai dit que nous devons être cohérents. Soit cette personne là possède toujours les 51% et il faut donc les lui restituer, ou, si ce n’est pas le cas, il faut nommer un autre président du conseil d’administration de l’entreprise. L’explication qu’on m’avait donnée alors était qu’on ne peut rien faire parce qu’un procès était en cours, et qu’il fallait donc attendre que la justice se prononce.

Mais d’un autre côté, l’entreprise a un besoin urgent d’investissements. Dans le domaine de la technologie, où l’investissement se chiffre en des centaines de millions de dinars, si on n’investit pas tous les ans, la qualité du service se détériore. Qui va apporter ces centaines de millions de dinars? L’Etat ? Il ne le peut pas, il n’en a pas les moyens. L’autre actionnaire, Orange France, détenteur des 49% restants du capital, s’est dit prêt à investir mais exigeait préalablement une clarification de la situation de l’actionnariat d’Orange Tunisie.

L’opérateur français voulait savoir qui est son partenaire dans cette entreprise : est-ce l’Etat (détenteur de 51%) et s’il est et qu’il est prêt à apporter sa cote part, Orange France en ferait de même. On était donc dans une impasse totale.

J’ai reçu à deux reprises à Tunis le vice-président d’Orange France. Et j’ai moi-même effectué en avril 2015 une visite en France durant laquelle j’avais rencontré le ministre de l’Economie et des Finances, Arnaud Montebourg, la secrétaire d’Etat au Numérique, et le président d’Orange France. Ma visite avait lieu une semaine à peine avant la visite officielle du chef du gouvernement, Mehdi Jomaa, en France.

On s’attendait évidemment à ce que le sujet soit évoqué au plus haut niveau à cette occasion. Il fallait donc défricher le terrain et essayer de trouver une ébauche de solution.

Les responsables français m’ont dit à cette occasion qu’ils n’ont jamais été informés officiellement que les parts de M. Marouane Mabrouk ont été confisquées et que c’est l’Etat qui contrôlait Orange Tunisie. Ils disent : «on entend des choses, mais cela ne nous a pas été communiqué officiellement. A cause de cette ambiguïté, nous ne savons pas qui est notre interlocuteur et nous ne savons donc pas quelles décisions prendre».

Surtout, la partie française demandait une solution. Et nous on ne pouvait pas prendre de mesure tant que la justice ne s’est pas prononcée dans cette affaire.

A ce jour, je n’ai pas vu de décision judiciaire. C’est un dossier qui avait traîné et qui continue à traîner. Ce qui soulève pas mal de questions. Un dossier que ni moi, ni mes prédécesseurs, ni mes successeurs n’ont pu résoudre.

Avant d’entrer au gouvernement, vous avez présidé le Conseil d’administration d’un autre opérateur télécom, Tunisiana –rebaptisée Ooredoo- dont un autre gendre de l’ancien président Ben Ali, Sakher El Materi, détenait 25% du capital. Or, contrairement à Orange Tunisie, ces parts ont été mises en vente. Comment expliquez-vous cette différence de traitement ?

Très bonne observation ! Il y a une sorte de deux poids, deux mesures. Un gendre, et un gendre. On confisque les parts de l’un, Sakher El Materi, et on les a vendues en empochant des centaines de millions de dinars. Dans l’autre cas, M. Marouane Mabrouk reste président du Conseil d’administration d’Orange Tunisie et continue, donc, à gérer l’entreprise. Je soupçonne qu’il y a des enjeux derrière, qu’il y a peut-être un pouvoir d’influence. Je pense qu’il a dû se passer certaines choses qui peuvent expliquer le pourquoi de cette situation.

Je vois malgré tout une différence entre les deux cas, du moins d’après ce que clame M. Mabrouk. Il affirme que les 51% du capital d’Orange Tunisie n’ont pas été mal acquis et qu’il les a achetés avec des fonds propres que sa famille composée d’hommes d’affaires a gagné à la sueur du front. Alors que Sakher El Materi a mal acquis les 25% de Tunisiana –qui valaient 600 millions de dollars américains- puisqu’il a obtenu des prêts non garantis de banques étatiques. Je crois que c’est une différence de de taille.

Quels problèmes avez-vous eu à résoudre à la tête de Tunisiana dont vous avez présidé le Conseil d’administration avant d’entrer au gouvernement ?

Il a d’abord fallu, durant les premiers mois, pour repartir d’un bon pied, restaurer la confiance, au sein de l’entreprise, et entre l’entreprise et sa clientèle.

Rappelez-vous, début décembre 2010, Sakher El Materi s’est approprié 25% du capital de Tunisiana et est devenu président de son Conseil d’administration. Ce dossier, qui a fait couler beaucoup d’encore, est une affaire de corruption de la famille régnante qui a dégradé l’image de l’entreprise et pousser certains clients à appeler à la boycotter.

Il fallait ensuite rembourser les prêts bancaires contractés par Sakher El Materi. Qui allait le faire ? L’Etat ? Il n’en avait pas les moyens. Donc, la seule façon de rembourser les prêts passait par la cession des 25%. A quel prix ? A qui les vendre ? Quel type d’acheteur l’Etat tunisien souhaite-t-il avoir ? Un autre opérateur télécom, l’Etat lui-même, ou des petits porteurs via une cession à la Bourse ?

Il était certain qu’aucune entreprise tunisienne ne pouvait se permettre de mettre 600 millions de dollars sur la table pour acheter les 25% de Tunisiana. Allez à l’international pouvait être une option. Mais il fallait que l’actionnaire majoritaire soit d’accord : Qatar Telecom (QTel) n’était pas prêt à voir n’importe qui entrer au capital et au Conseil d’administration de Tunisiana.

L’Etat, qui avait besoin d’argent, voulait tirer le maximum de la vente, en devises et le plus rapidement possible. Il a fallu plusieurs mois pour trouver une solution. Après discussion avec le président de l’opérateur qatari, le ministre des Technologies de l’information et le chef du gouvernement, il a été décidé de céder à QTel 15% des 25% confisquées, au prix qu’a demandé l’Etat, qui garde les 10% restants pour, éventuellement, les céder plus tard, peut-être à l’occasion d’une introduction en Bourse. De cette façon, il conserve un siège au Conseil d’administration et a un droit de regard sur l’entreprise.

Pourquoi ne pas avoir vendu les 25% sur le marché international ?

On a essayé, mais on n’a pas trouvé d’acheteur. On a fait pour cela tout le processus, mais on n’a pas eu l’offre que l’Etat voulait.

Par la suite, Tunisiana a réalisé son meilleur résultat en s’adjugeant 60% de part de marché en 2013. De surcroît, la cote de l’entreprise auprès des Tunisiens avait remonté en flèche en raison d’un beau geste qu’elle avait fait en leur faveur le 14 janvier 2011.

En quoi avait consisté ce geste ?

Le 14 janvier 2011, beaucoup de Tunisiens ne savaient pas qu’un couvre-feu venait d’être décrété et allait être appliqué ce jour-là à partir de 20 heures. Donc chacun s’est mis à téléphoner pour en informer ses parents et ses proches. Et comme plus de 93% des clients utilisaient des cartes d’appels prépayées et que les magasins avaient fermé, les gens ne trouvaient pas où acheter des cartes pour recharger leurs téléphones. Tunisiana est venu au secours de plus de 5 millions d’utilisateurs, y compris les post-payés, en leur offrant 1 dinar d’appels gratuits par jour pendant une semaine entière. L’opération a coûté environ 30 millions de dinars. Et les gens ont beaucoup apprécié ce geste en se disant : « quand on était dans le besoin, un opérateur a pensé à nous. C’était Tunisiana». Je me rappelle d’ailleurs avoir vu des écriteaux sur lesquels on pouvait lire : «Tunisiana : l’opérateur du peuple».

Propos recueillis par Moncef Mahroug

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