Etre ministre indépendant est-ce un atout ou une faiblesse ? Difficile à dire dans le contexte de la Tunisie post-2011. Car Tawfik Jelassi, qui a fait partie du gouvernement Mehdi Jomaa, en qualité de ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Technologies de l’information et de la communication, a pu, en seulement une année, laisser une empreinte indélébile, mais en a vu des vertes et des pas mûres.

Témoignage.

WMC : Quels problèmes avez-vous eu à affronter au ministère des Technologies de l’information et de la communication ?

Tawfik Jelassi : J’ai eu à traiter le dossier de Tunisie Telecom. En 2014, l’entreprise comptait 8 500 agents, près de 2,5 à 3 fois plus qu’un autre opérateur de même taille. De ce fait, la masse salariale représentait environ 21% de son chiffre d’affaires, au lieu de 10 à 11% au maximum. Il était donc urgent de trouver une solution. Pourquoi ? Parce que Tunisie Telecom, dont l’Etat tunisien est le principal actionnaire, perdait des parts de marchés de jour en jour, au profit d’Ooredoo et d’Orange Tunisie.

La solution à laquelle j’ai pensé était déjà dans l’air, mais n’a jamais été concrétisée : dégraisser les effectifs et réduire ainsi les coûts opérationnels de l’entreprise.

Nous avons décidé de proposer un projet de loi organisant le départ volontaire à la retraite des employés de Tunisie Telecom âgés de 50 à 60 ans et ayant cotisé pendant quinze ans. L’offre était alléchante. Elle permettait au retraité de garder 80% de son salaire et de disposer de 100% de leur temps, dont d’exercer un autre emploi ou de lancer un projet.

Comment l’UGTT a-t-elle accueilli cette proposition ?

Comme on pouvait s’y attendre, le syndicat s’y est opposé parce qu’elle voyait dans ce projet de loi un premier pas vers la privatisation de Tunisie Telecom. Et les mauvaises langues, dont certains organes de presse mal intentionnés, disaient que j’essayais en fait de casser Tunisie Telecom au profit de ses deux concurrents privés, et plus particulièrement d’Ooredoo, dont j’ai été le président du conseil d’administration (de février 2011 à janvier 2014, ndlr).

Mais la réalité économique de Tunisie Telecom m’imposait, en tant que ministre de tutelle et représentant de l’Etat, de faire quelque chose.

Après avoir eu l’accord du chef du gouvernement, j’ai décidé d’envoyer le projet de loi de départ anticipé à la retraite à l’Assemblée nationale constituante (ANC). L’UGTT a riposté en déclenchant un mouvement de grèves. J’ai tenu bon, parce que c’était une question de rationalité économique, pas d’idéologie.

Pour faire passer le texte, j’ai fait du lobbying pendant plusieurs jours à l’ANC pour convaincre les chefs de plusieurs groupes parlementaires. Pendant ce temps, des représentants de l’UGTT en faisaient de même pour bloquer l’initiative.

Certains députés, notamment de gauche, m’ont averti que le projet de loi ne passerait pas et que j’allais être humilié en séance plénière de l’ANC, retransmise en direct à la télévision. Après la présentation du texte, les questions ont fusé de tous bords. On était fin juin 2014, en plein Ramadan Saint. La séance plénière a duré presque jusqu’à la rupture du Jeûne.

Dans mes réponses aux nombreuses questions des députés, j’ai d’abord rappelé que Tunisie Telecom est une entreprise publique tout comme Tunisair -que le transporteur aérien national est déficitaire depuis quelques années et que pour le maintenir en vie, l’Etat y injecte chaque année des centaines de millions de dinars. Alors que Tunisie Telecom est bénéficiaire et verse chaque année à l’Etat environ 80 millions de dinars de dividendes.

J’ai donc souligne le fait que si on ne fait rien, l’opérateur télécom national sera le “nouveau Tunisair“ dans trois ans et l’Etat devra alors lui injecter des millions de dinars pour l’aider à survivre la rude concurrence dans le secteur.

Aux craintes exprimées par certains députés que les employés subiraient des pressions et seraient obligés d’opter pour le départ à la retraite, j’ai répondu qu’une commission –au sein de laquelle j’ai donné deux sièges à l’UGTT- examinera les demandes et s’assurera qu’il n’y a eu aucune pression pour le dépôt des demandes.

J’ai demandé aux députés de bien réfléchir aux conséquences de leur vote que j’ai qualifié d’historique pour l’avenir de Tunisie Telecom.

Finalement, le projet de loi de départ à la retraite anticipé a été adopté à une écrasante majorité; seuls trois députés ont voté contre. Grâce à cette loi, Tunisie Telecom ne compte plus aujourd’hui que six mille employés, contre 8 500 en 2014. Et l’entreprise est toujours bénéficiaire.

Propos recueillis par Moncef Mahroug

(Suite)

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