Etre ministre indépendant est-ce un atout ou une faiblesse ? Difficile à dire dans le contexte de la Tunisie post-2011. Car Tawfik Jelassi, qui a fait partie du gouvernement Mehdi Jomaa, en qualité de ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Technologies de l’information et de la communication, a pu, en seulement une année, laisser une empreinte indélébile, mais en a vu des vertes et des pas mûres.

Témoignage.

WMC : Vous avez élaboré un plan de réforme de l’enseignement supérieur sur dix ans (2015-2025). Quels en ont été les axes et les objectifs ?

Tawfik Jelassi : J’ai élaboré cette réforme avec la participation de toutes les parties prenantes ; c’est-à-dire les représentants des syndicats des professeurs et des étudiants, les présidents d’universités, les directeurs généraux du ministère, les membres de la Commission nationale pour la réforme de l’enseignement supérieur, les représentants du patronat et même mes prédécesseurs ministres et secrétaires d’Etat.

Je les ai réunis en juillet 2014 en un séminaire résidentiel de trois jours, une sorte d’“assises de l’enseignement supérieur“.

Je me rappelle qu’un de mes conseillers m’a dit que les conditions de réussite de ce séminaire n’étaient pas réunies, puisqu’il devait se tenir en plein été, durant lequel les gens préfèrent profiter de leurs vacances, et pendant le mois de Ramadan, un moment où l’on tend à travailler moins. Il m’a donc proposé de le reporter au moins de septembre.

Mais il n’en était pas question parce qu’en septembre on est tous occupés par la rentrée universitaire.

En outre, le mandat de notre gouvernement s’achevant en janvier 2015, il ne resterait plus à ce moment-là beaucoup de temps pour faire avancer le dossier de la réforme. On ne pouvait pas non plus avancer le séminaire à juin parce que c’est la période des examens de fin d’année. Il fallait donc qu’il se tienne en été au moins pour écouter tout le monde et élaborer une ébauche de stratégie nationale.

Le séminaire a donc eu lieu durant trois jours, en juillet durant le mois de Ramadan, et hors de Tunis. C’est moi qui l’ai animé.

Ma présence pendant toute la durée du séminaire a surpris les participants. L’un d’entre eux m’a dit qu’«on ne s’attendait pas à ce que vous soyez avec nous pendant les trois jours et que vous jouiez le rôle de facilitateur. D’habitude, le ministre vient prononcer son discours à l’ouverture, s’en va et revient ensuite pour écouter les recommandations et faire son speech de clôture».

Tout le monde a répondu présent. Nous avons travaillé de 8h30 du matin à 17h et, après la rupture du jeûne, on reprenait les travaux de 21h jusqu’à 1h du matin.

Sur quoi les débats ont-ils porté ?

Nous avons engagé une réflexion sur cinq axes : révision de la carte universitaire nationale, liens entre la recherche et le monde économique, rôle des nouvelles technologies dans la pédagogie, l’employabilité des diplômés, et les filières universitaires à garder, créer ou supprimer.

La révision de la carte universitaire vise à mettre fin à l’anarchie régnant en matière d’ouverture de nouveaux établissements. Je me rappelle que sous l’ancien régime, il y a eu une rentrée universitaire où l’on avait ouvert en même temps vingt-cinq nouvelles écoles ou facultés. Or, nous n’avions ni les locaux, ni les équipements, ni les enseignants requis pour cela. Dans certains cas, des écoles primaires avaient même été transformées en facultés.

On ouvrait même des établissements similaires dans la même région. A Tunis, par exemple, on a deux facultés de droit très proches l’une de l’autre : celles de l’Ariana et du Campus universitaire. De même, la Faculté d’Ibn Charaf et la Faculté des lettres 9 Avril sont seulement séparées par un mur !

Il fallait ouvrir juste pour montrer des “réalisations“ et sans que les conditions de réussite soient réunies. C’était du populisme ! Pourquoi on n’aurait pas une grande université des sciences humaines, avec une bonne bibliothèque et les meilleurs professeurs, et un grand pôle de recherche ?

Dans bon nombre de facultés, il n’y a ni unité de recherche, même petite, ni de professeur de catégorie A pour superviser les thèses des doctorants.

Troisièmement, repenser la pédagogie de l’enseignement à la lumière du développement des nouvelles technologies digitales- dont les Moocs et autres approches.

Quatrièmement, l’employabilité des diplômés. En Tunisie, on est face à un grand paradoxe : plus l’étudiant pousse ses études, plus il risque de se retrouver au chômage.

Enfin, il fallait repenser les filières universitaires au vu des nouvelles attentes du marché de l’emploi.

L’important dans ce processus de réforme est qu’il était inclusif. Ce n’était pas une démarche “Top-Down“, du haut vers le bas. Ce n’est pas le ministre et le ministère qui décide.

En janvier 2015, le Conseil des universités a approuvé à l’unanimité le projet de réforme de l’enseignement supérieur.

La stratégie de réforme a-t-elle été implémentée ?

Malheureusement, non. D’abord, à cause de la durée de la mission de notre gouvernement limitée à douze mois. En un an, on peut faire le diagnostic, élaborer le projet de réforme et le faire adopter. Mais on n’a pas le temps d’en assurer la mise en œuvre.

Ensuite, comme pour toute réforme, certains l’acceptent et sont prêts à la mettre en place, et d’autres s’opposent au changement. Or, l’une des questions sur lesquelles il y a eu beaucoup de résistance c’est l’autonomie de l’université sur les plans administratif, financier et pédagogique.

Certaines parties n’y étaient pas favorables. Cela les dérangeait que l’autonomie financière implique un contrôle a posteriori par des contrôleurs et des auditeurs. Ils nous ont dit : “on préfère que le ministère continue à gérer les budgets d’une façon centralisée, que vous preniez les décisions et nous donniez des instructions qu’on exécute“. Pour moi, ce n’est pas là une réponse à la hauteur des responsabilités des uns et des autres.

Après mon départ, la réforme était toujours à l’ordre du jour, mais le rythme de sa mise en œuvre s’est ralenti. De plus, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (M. Slim Khalbous) a préféré tout refaire. Le 1er décembre 2017, il a tenu de nouvelles assises de l’enseignement supérieur qui ont été d’ailleurs boycottées par le syndicat des professeurs universitaires et par d’autres parties prenantes.

Comment peut-on espérer parvenir à quelque chose de bon et, surtout, qui soit appliquée, quand on n’a pas tout le monde autour de la table ?

Propos recueillis par Moncef Mahroug

(Suite)

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