Contrairement à ce que pensent certains analystes, même s’ils sont de bonne foi le président de la République, Kaïs Saïed, n’est pas aussi utopiste comme on le croit.

Le nouveau locataire du Palais de Carthage semble avoir un programme et même une vision de ce qu’il doit faire, durant son mandat. «J’ai la conviction d’ouvrir un nouveau chemin», avait-il déclaré, avec détermination en prêtant serment, le 23 octobre 2019, devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Cette expression pourrait illustrer, à elle seule, l’ambition du nouveau chef de l’Etat de marquer de son empreinte la “3ème“ République.

Pour mener à terme son projet, dont une des composantes révélée lors de sa campagne électorale, vise à changer le régime politique et à réinstaurer le régime présidentiel. La chance serait en train de lui sourire.

La chance a opté pour lui

Elle a été, de son côté, lors du deuxième tour de la présidentielle anticipée en le mettant en lice avec un concurrent handicapé par sa mauvaise moralité (poursuivi en justice pour présomption de fraude fiscale et de blanchiment d’argent), en l’occurrence Nabil Karoui, président du parti Qalb Tounès. C’est un facteur qui lui a permis d’obtenir un large score de 72% des voix.

Empressons-nous de signaler ici que cette légitimité populaire que les partisans du président utilisent, actuellement, à tout vent pour glorifier la popularité de l’homme, il ne la doit ni à sa qualité de leader, ni à sa qualité de militant, ni à la qualité de son programme.

On ne le dira jamais assez, l’accès de Kaïs Saïed à la magistrature suprême, c’est tout juste un accident de l’histoire de la Tunisie, comme ce fut du reste le cas des deux présidents précédents : Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi.

La chance lui a souri une seconde fois lorsque, le 10 janvier 2020, le Parlement a décidé de ne pas valider le projet de gouvernement de Habib Jemli, candidat du parti vainqueur aux législatives, Ennahdha.

Le rejet du gouvernement Habib Jemli, obtenu à la faveur de l’apport déterminant des voix des députés du parti Qalb Tounès de Nabil Karoui, son adversaire d’hier, a peut-être mis fin à l’hégémonie du parti islamiste sur les rouages de l’administration, mais surtout pavé le terrain pour que le nouveau président puisse exercer de fait un régime présidentiel.

Un Premier ministre sur-mesure

L’article 89 de la Constitution lui a donné toutes les prérogatives, en dépit des propositions de façade des partis, de choisir «un Premier ministre» à la mesure de ses ambitions, en l’occurrence Elyès Fakhfakh, ancien ministre de l’ère Troïka, connu pour être un “homme de compromissions“.

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le parti Ennahdha, reconnaissant bien sûr, a été parmi les premiers partis à accepter sa nomination. Certaines mauvaises langues vont jusqu’à avancer qu’Elyès Fakhfakh est le candidat d’Ennahdha mais proposé par sous-traitance par le parti Tahya Tounès de Youssef Chahed. C’est ce que pense du moins Fatma Karray, chroniqueuse sur la chaîne privée Nesma.

Pour revenir au bilan d’Elyès Fakhfakh (en tant que ministre par deux fois), tous les analystes politiques du pays ont été unanimes pour rappeler la sale besogne qu’il avait accomplie en 2013, alors ministre des Finances, et ce en indemnisant, grassement, les nahdhaouis bénéficiaires de l’amnistie générale (payement intégral des salaires et des cotisations aux Caisses de sécurité sociale depuis leur licenciement pendant l’ère Ben Ali).

Pour l’histoire, son prédécesseur à l’époque, Hassine Dimassi, avait préféré démissionner que de cautionner un tel scandale qui a, depuis, mises à genoux les finances publiques, et, partant toute l’économie du pays.

Lire aussi: Tunisie : Face à face Dimassi-Dilou sur le dossier des indemnisations

Donc, Elyès Fakhfakh est le Premier ministre désigné du président. Il sera en quelque sorte l’homme du président. Il tire sa légitimité du président de la République, Kaïs Saïed, et non des partis lesquels seront, en plus, dans l’obligation de voter pour son gouvernement au Parlement. Ces mêmes partis qui, s’ils décident de ne pas valider ce gouvernement, risquent d’être sévèrement sanctionnés au cas si de nouvelles élections ont lieu.

Kaïs Saïed a désormais les coudées franches ?

Moralité de l’histoire : Kaïs Saïed s’est avéré un fin stratège.  Avec la nomination d’Elyès Fakhfakh, il a fait d’une pierre deux coups : il s’est assuré les services de la principale tête de l’exécutif, le chef du gouvernement, et a (peut-être) éliminé, à la faveur de sa légitimité électorale, les partis politiques.

Kaïs Saïed a désormais, selon toute vraisemblance, les coudées franches pour aller de l’avant et réaliser ses projets.

D’ailleurs, ce n’est pas fortuit si, au lendemain de la désignation d’Elyès Fakhfakh, le frère du président, Nawfel Saïed, qui était directeur de sa campagne électorale, a indiqué, sur sa page Facebook, qu’«il est étonnant que le futur chef du gouvernement soit responsable devant un Parlement en crise et incompétent et non devant le président de la République qui l’a désigné pour former un gouvernement».

Nawfel Saïed, qui a qualifié cette situation de «l’art de reproduire les crises», a appelé pour y remédier «à l’impératif et à l’urgence de réviser la Constitution».

Quelques jours avant lui, la tête pensante de Kaïs Saïed, Ridha Lenine (Ridha Mekki) a appelé dans une déclaration au journal La Presse de Tunisie, le président de la République à soumettre le changement du régime politique à un référendum en raison de «l’échec à former un nouveau gouvernement par une mosaïque de partis politiques incapable même de former un comité». «Depuis 2011, c’est le peuple qui paie le prix», ajoute-t-il, affirmant que Kaïs Saïed se trouve devant l’exercice d’un «devoir historique», ou plutôt «le devoir de tenir parole».

Sans commentaire.

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