Il y a huit ans jour pour jour, une partie du peuple tunisien réussissait l’exploit de déboulonner le région de Ben Ali avec un mot, “DEGAGE”. Certes, il y a beaucoup d’acquis, notamment en termes de libertés d’expression, mais une bonne partie du peuple tunisien peine se nourrir “correctement”.

Aujourd’hui, la Tunisie lève le rideau sur une nouvelle année électorale malheureusement pleine de promesses de différents partis politiques, dans une conjoncture économique morose.

En effet, selon plusieurs économistes, les indicateurs économiques constituent un cercle vicieux pour l’économie tunisienne, sujet de tous les tiraillements, qui ne parvient pas à répondre aux aspirations des citoyens et à attirer comme il se doit l’investisseur et le touriste.

Nombre d’experts économiques concèdent que la révolution tunisienne, qui a été le point de départ des printemps arabes, est le résultat des inégalités régionales et du chômage et a réussi le pari de mettre en place un processus politique pluraliste, outre des institutions constitutionnelles qui ont forcé l’admiration sur la scène internationale.

Toutefois, cette jeune expérience démocratique a échoué dans la réalisation de la transition économique parce qu’elle a maintenu le même schéma de développement, duquel sont absents les mécanismes de planification, ce qui a brouillé le monde des affaires et affaibli le pouvoir d’achat du citoyen.

Cette analyse, présentée par les économistes et universitaires tunisiens Ridha Chkondali et Ridha Gouia, cités par l’agence TAP, vise à donner une autre lecture de la conjoncture économique en Tunisie, huit ans après la Révolution, notamment les causes qui ont freiné l’économie du pays et les moyens à même de garantir sa relance.

La politique a réussi mais pas l’économie

Nos deux experts sont d’accord sur le fait qu’après huit ans, la Tunisie est parvenue à avancer sur le plan politique et à édifier des institutions permettant au pays d’occuper les premières places au niveau arabe en matière de libertés politiques et de médias.

Cependant, ils estiment que cette avancée politique n’a pas touché le processus économique, confiné aux dernières places dans tous les classements économiques des institutions internationales.

“De 2011 jusqu’à 2015, le chômage a enregistré un rythme descendant, passant de 18,9% (2011) à 15,4% en 2015”, souligne Chkondali, rappelant que ce taux reste le même jusqu’à ce jour.

Gouia va plus loin dans son analyse revenant à la décennie précédant la révolution (2000-2010) qui constitue, d’après lui, l’étincelle qui a poussé le peuple à la rue, la comparant avec les années post-révolution (2011-2019).

L’universitaire rappelle que le taux de croissance annuelle s’élevait, avant la révolution, aux alentours de 5,5% et celui du chômage était variable selon les régions. Et d’expliquer cette disparité par le schéma de développement basé essentiellement sur les exportations ne prenant pas en considération les régions et la consommation intérieure.

Pour Gouia, cette période était caractérisée par une dynamique des exportations, notamment du phosphate et des dattes, malgré les problèmes soulevés par le schéma économique, notamment au niveau de la création des disparités régionales (les régions  côtières/régions de l’intérieur).

S’agissant de la conjoncture actuelle, l’analyse des deux experts se rapproche en évoquant les difficultés économiques actuelles.

Selon Gouia, la Tunisie fait face à une régression du taux de croissance qui ne parvient toujours pas à atteindre les taux prévus. Les résultats de la production industrielle qui constitue 55% du PIB restent en deçà des prévisions, toujours selon cet expert.

Résumant la situation actuelle, Chkondali rappelle qu’après le déclenchement de la révolution, le secteur public -qui a assumé toutes les responsabilités- n’a cessé de recruter, atteignant le plafond de ses capacités.

Poursuivre l’application de ce schéma basé sur le recrutement au profit du secteur public n’est plus possible, indique l’expert, ajoutant que le secteur privé est appelé à prendre le relais à ce niveau.

Le secteur privé reste encore craintif et hésitant en raison de l’instabilité politique et sociale, souligne l’expert, estimant que cela est normal en situation de transition démocratique, mais en Tunisie cette période d’attente a trop duré, en raison des tiraillements politiques et des sit-in, outre la baisse de la productivité.

Pour Chkondali, le gouvernement n’a pas aidé le secteur privé à prendre la relève, notamment à la mi-2016 après la signature de l’accord conclu avec le Fonds monétaire international (FMI).

Et d’expliquer que les gouvernements successifs ont adopté des politiques économiques qui ont approfondi davantage les problèmes du secteur privé.

Même les politiques adoptées en coordination avec le FMI n’ont pas permis de surmonter la situation de stagnation des investissements privés en Tunisie, a-t-il encore indiqué.

“Ni la politique monétaire, ni la politique fiscale et ni l’approche d’élaboration du budget de l’Etat n’ont permis de relancer le rythme de l’investissement privé, au contraire, elles provoqué sa baisse” .

Pour l’expert, les gouvernements successifs ont adopté des politiques incompatibles avec le contexte tunisien et appliquées par le FMI à tous les pays dans lesquels cette institution intervient sans tenir compte des spécificités de chaque pays.

Ces gouvernements auraient dû négocier avec le FMI à propos des objectifs et préserver leur liberté de choisir les politiques appropriées à son contexte, estime encore Chkondali.

Depuis janvier 2013, le taux directeur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) a augmenté 8 fois successives, passant de 3,75% à 6,75%, et la pression fiscale a, de même, progressé de 20,1% en 2010 à 23,1% en 2018, rappelle encore l’expert.

La politique de change flexible a provoqué la dépréciation du dinar tunisien, qui a baissé de 1,922 dinar par rapport l’euro et de 1,438 D par rapport au dollar en 2010 pour se situer, en 2018, à 3,4 dinars par rapport à l’euro et de 2,990 D par rapport au dollar.

L’expert économique explique que les politiques économiques susmentionnées n’ont pas encouragé les investissements privés, causant même une hausse de leur coût.

En revanche, les gouvernements post-révolution ont réduit la part des dépenses de développement de 26% en 2010 à 15,6% en 2018, ce qui a entravé l’amélioration de l’infrastructure, essentiellement dans les régions -cette dernière étant à la base de l’intensification de l’investissement”.

Ridha Gouia évoque l’incertitude qui règne parmi les investisseurs locaux en Tunisie en raison de la détérioration du climat des affaires, estimant que malgré les incitations accordées et le renforcement des lois sur l’investissement, les tiraillements politiques ont pesé lourd sur la situation du pays et ont impacté les investissements.

Pour cet expert, la hausse du coût de production en raison des politiques fiscales et monétaire et celles de change, adoptées depuis l’année 2016, ont contribué à la chute des prix et à la hausse de l’inflation qui se situe à 7,5% fin 2018, contre 3,8% en 2016.

En outre, il souligne que les politiques adoptées notamment par le gouvernement de Youssef Chahed ont nuit aux principaux moteurs de la croissance économique et aux investissements privés.

Elles ont également réduit les opportunités d’emploi et affaibli la consommation locale sans pouvoir assurer le contrôle des prix.

L’expert économique ajoute que ces politiques n’ont pas réussi à assurer la reprise du rythme des moyennes de la production de phosphate qui ne sont pas retournées à la normale, ce qui a aggravé le déficit de la balance commerciale, lequel déficit est passé de 8,3 milliards de dinars en 2010 à plus de 19 milliards de dinars en 2018.

“Le cercle vicieux que connaît l’économie tunisienne qui se termine toujours par des grèves, dont l’intensité est réduite par des augmentations à travers le recours à l’endettement extérieur, a impacté le climat d’investissement”, analyse l’expert.

D’après Chkondali, la moyenne annuelle de croissance de l’économie tunisienne, au cours des huit dernières années, n’a pas dépassé 1,7%, ajoutant qu’en se basant sur les données de la Banque mondiale (BM) en dollars, le PIB à prix variable a augmenté, passant de 44,1 milliards de dollars en 2010 à 47,6 milliards de dollars en 2014, pour se réduire à 40,7 milliards de dollars en 2017.

La classe moyenne a mensuellement besoin de 1634 dinars

Selon les données de la Banque mondiale, le pouvoir d’achat du citoyen tunisien de la classe moyenne en fonction du PIB par habitant aux prix courants ou du revenu moyen a régressé en huit ans de 15,7%, passant de 345 dollars (ou 496 dinars) par mois en 2010 à 291 dollars (ou 727 dinars) par mois.

De même, l’indice des prix à la consommation a augmenté, à fin décembre 2018, pour se situer à 42,7%, ce qui a provoqué une chute du pouvoir d’achat de 58,4% au cours des huit ans depuis la révolution.

Cette situation a entraîné une croissance de la migration organisée des compétences nationales, en particulier les médecins, les universitaires et les ingénieurs appartenant à la classe moyenne.

Chkondali affirme qu’afin d’atteindre une stabilité du pouvoir d’achat du citoyen tunisien moyen, le revenu moyen devra augmenter, en 2019, pour se situer à environ 547 dollars, soit l’équivalent de 1634 dinars par mois.

Pour lui, le discours économique du gouvernement s’est limité à l’instauration des équilibres financiers, en particulier le budget de l’Etat, et que les objectifs principaux des lois de finances, au cours de ces dernières années, ne sont plus axés sur l’emploi, la maîtrise des prix et la préservation du pouvoir d’achat du citoyen tunisien.

Le gouvernement a réussi à réduire le déficit budgétaire qui, après s’être établi à 6,2% en 2017 alors qu’il n’était que de 1%, se trouve en 2018 au niveau de 4,9%. Pour 2019, les prévisions du gouvernement tablent sur un déficit de 3,9%.

En dépit des tentatives visant la maîtrise du déficit budgétaire, le budget de l’Etat a considérablement augmenté, passant de 15,5 milliards de dinars en 2010 à 40,8 milliards de dinars, dans la loi de finances pour l’exercice 2019, soit une augmentation estimée à 25,3 milliards de dinars, dont près de la moitié (11,6 milliards de dinars) mobilisés par le gouvernement Youssef Chahed.

Huit ans après la Révolution, la Tunisie reste sous la pression de l’endettement extérieur qui constitue la principale source de financement, selon Chkondali, rappelant qu’il est passé de 7,3% en 2010 à 25% en 2017. La dette publique a notablement augmenté, passant de 40,7% en 2010, à 71% en 2018.

Un schéma de développement vétuste 

Pour Gouia, la Tunisie a un besoin urgent de changer son schéma de développement actuel dépassé et qui ne répond pas à la demande croissante en matière d’emplois et d’attrait des investissements étrangers.

Le taux de croissance a frôlé le zéro, au cours de certaines années, outre la baisse significative des indicateurs de développement et la fuite des capitaux, indique l’expert, ajoutant que les recettes des investissements étrangers n’ont pas augmenté si on tient compte de la dégradation de la valeur du dinar.

Gouia explique la réticence des investisseurs par la situation sociale (grèves et tensions) et l’absence d’une vision claire pour 2019.

Il a ajouté que l’emploi a pesé lourd, au cours des dernières années, sur le budget et le chômage a représenté un problème régional, d’où la nécessité d’envisager la possibilité d’investir dans le capital local et régional.

Il a également évoqué l’absence de confiance dans les partis politiques, la dégradation du pouvoir d’achat du citoyen et la dépendance de l’économie tunisienne de l’importation, ce qui a causé une dépréciation du dinar par rapport aux autres monnaies.

Toujours selon Gouia, le gouvernement évolue actuellement sous une pression financière sans précédent, alimentée par la hausse du niveau de la dette extérieure, d’autant plus que le pays est appelé à rembourser 9 milliards de dinars en 2019, sous forme de dettes et de services de la dette au profit des bailleurs de fonds. A ce rythme, la dette extérieure atteindra 75%, a-t-il encore précisé.

Le taux d’inflation s’est aggravé et le taux d’intérêt fixé par la Banque centrale de Tunisie a augmenté à 7,5%, sous prétexte de la réduction de la consommation, ce qui a impacté l’investissement.

Pour Gouia, l’amélioration de la balance commerciale, en 2018, est conjoncturelle puisqu’st expliquée par la croissance des exportations de l’huile d’olive.

L’universitaire souligne qu’en dépit de la hausse du nombre de touristes ayant visité la Tunisie en 2018 ( 8 millions), les recettes touristiques restent faibles avec 150 euros par touriste, contre 600 euros pour les touristes qui visitent le Maroc.

La succession de responsables et de gouvernements, au cours des huit années, est à l’origine du manque de vision concernant les programmes économiques, pense Gouia.

Les indicateurs économiques constitueront l’épine dorsale de la neuvième année de la Révolution (2019), qui se terminera par des élections présidentielles et législatives, mais l’électeur tunisien qui demeure un citoyen vivant dans tous les recoins de ce pays et se promenant dans ses marchés, connaît parfaitement la situation qui prévaut rien qu’en jetant un coup d’œil rapide sur les prix qui flambent dans son pays “si cher”.