La Tunisie célèbre, le 13 août 2018, le 62ème anniversaire du Code du statut personnel (CSP). Une législation considérée, depuis son adoption en 1956, comme une avancée majeure en matière de reconnaissance des droits des femmes. Ce texte, qui a notamment aboli la polygamie, créé une procédure judiciaire pour le divorce et posé le principe du consentement mutuel des époux comme règle de validité du mariage, a été enrichi, au fil des années, par d’autres acquis majeurs dont le droit d’avortement, le droit de vote et d’éligibilité, le droit de se marier à un non musulman …

Le plus souvent, la célébration de l’anniversaire du CSP est toujours accompagnée par l’annonce de bonnes nouvelles et d’importantes décisions en faveur de la femme.

Les dernières remontent au mois d’août 2017. L’actuel chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi (BBCE), avait signé, à la veille de cet anniversaire (11 août 2017), la loi sur la lutte contre les violences faites aux femmes, et annoncé, le 13 du même mois, une grande réforme du CSP et chargé un groupe de travail, en l’occurrence la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) pour examiner la question des libertés individuelles, particulièrement l’égalité entre l’homme et la femme en matière d’héritage.

Moins d’une année après, la COLIBE remet, le 8 juin 2018, son rapport au président de la République. Ce rapport de 232 pages met l’accent sur une approche moins hypocrite des libertés individuelles en Tunisie. Il s’est inspiré de certains articles de la Constitution (droit à la vie, dignité, droit à la santé, intégrité physique et morale de la personne…), des conventions internationales auxquelles la Tunisie a adhéré et des résolutions et textes onusiens relatifs à la discrimination et à la lutte contre la torture.

Le rapport propose d’intégrer ces principes et valeurs dans une loi organique et d’introduire des amendements à des articles de loi afin de les rendre conformes à la nouvelle Constitution.

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Le rapport de la COLIBE provoque l’ire des islamistes

Rendu public et diffusé sur le Net, ce rapport a suscité des réactions disproportionnées de la part des islamistes sous la conduite discrète du parti Ennahdha. Des imams sont descendus dans la rue à Sfax, à Gabès et dans d’autres villes pour manifester contre ce rapport. Lors de leurs prêches, du vendredi, les imams ont transgressé en toute impunité la loi, en diabolisant la présidente de la COLIBE, l’avocate et militante droit-hommiste, Bochra Ben Hamida, et en la taxant de tous les qualificatifs grossiers.

Point d’orgue de cette contestation, la vulgaire prière collective qu’avait organisée le populiste Hechmi Hamdi, président du parti El Mahabba sur le pavé sale de l’avenue Habib Bourguiba. Ce qui dit long sur leur hygiène morale et physique.

La légalisation du droit à l’égalité de l’héritage sous-entend la perte d’une rente

Leur argumentaire est simpliste. Ils perçoivent dans ce rapport une offense et un outrage intolérable à l’Islam et au coran, notamment en ce qui concerne le droit d’égalité à l’héritage dont le texte sacré présente une thèse contraire. «Il revient à l’homme la part de deux femmes», dit le texte coranique.

Il faut reconnaître également que tout projet de légalisation de l’égalité à l’héritage ne peut qu’inquiéter les islamistes. Il va les priver de beaucoup de pouvoirs dont celui de l’argent en ce sens où la moitié du patrimoine du pays va passer aux mains des femmes et consacrer leur indépendance économique.

Pour mémoire, les islamistes ont toujours rêvé de casser le Code du statut personnel de la femme et de revenir à l’époque où la femme tunisienne pouvait être voilée ou mariée de force, quel que soit son âge, et également répudiée sans aucun droit. Elle était considérée comme inférieure à l’homme, père, oncle ou mari, et dépendait de lui pour se nourrir. Cela pour dire que les enjeux sont énormes pour eux. C’est ce qui explique leur forte mobilisation contre le rapport de la COLIBE.

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Pourtant, ce rapport n’est qu’un ensemble de propositions facultatives. Elles recommandent certes la consécration de certaines libertés fondamentales mais elles n’imposent à aucune personne de les appliquer à la lettre. Ainsi, ceux qui désirent donner le tiers de leur héritage à leurs filles et le double à leurs garçons n’ont aucun souci à se faire, ils pourront encore le faire. Aucune loi ne peut les contraindre à ne pas le faire.

Le véritable problème c’est «l’article premier» de la Constitution

Ce qui dérange toutefois, c’est la nature de leurs argumentaires. En appui à leurs objections, les gourous islamistes citent certes les préceptes du coran, la Chariaa mais surtout l’article premier non-amendable de la Constitution qui stipule que «la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime».

En vertu de cet article, ils pensent que la Tunisie est, selon la Constitution, un pays islamique et tous les Tunisiens, qu’elles que soient leurs croyances, doivent s’y conformer. Et c’est là où il y a problème. C’est l’une des principales failles de la Constitution de 2014 qui a été adoptée, rappelons-le, sur la base de compromis difficiles.

Car en principe, l’identité d’un pays moderne qui se respecte n’est jamais définie ni en fonction de la religion dominante, ni de l’ethnie la plus influente, ni de la langue la plus utilisée.

Pour certains constitutionnalistes, comme Amin Mahfoudh, l’article premier de la Constitution pose «une véritable problématique qu’il faudrait résoudre un jour ou l’autre».

Idem du reste pour l’article 2 de la Constitution qui stipule que «La Tunisie est un État à caractère civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit» qui ne résout pas le problème. Car, en contredisant presque l’article 1, dans la pratique, il ne peut que favoriser l’immobilisme et l’impossibilité de réformer quoi que ce soit. Les deux articles se neutralisent.

L’idéal serait de s’inspirer d’autres Constitutions moins ambivalentes à l’instar d’un pays comme le Rwanda dont la nouvelle Constitution de 2015 stipule clairement dans son article premier que «l’Etat rwandais est une République indépendante, souveraine, démocratique, sociale et laïque. Le principe de la République est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple».

En instituant de manière claire la laïcité, la Constitution rwandaise reconnaît le droit de toutes les religions et de toutes les ethnies de coexister en toute sécurité dans le cadre d’un même Etat.

Pour mémoire, durant l’époque coloniale, la Tunisie était, administrativement parlant, multi-ethnique, multiculturelle et multi-religieuse. Il y avait même jusqu’à 1957 un ministère qui s’appelait ministère d’«el milla» (ce qui signifie en français “ministère des ethnies“). Le pays en comptait 26 selon les historiens. Et pourtant il n’y a jamais eu –ou très peu- de clivage entre les communautés.

Le vrai visage totalitaire des gourous islamistes

Par-delà les arguments des uns et des autres, il faut admettre que la publication de ce rapport tombe à point nommé. Quel que soit le sort qu’on lui réserve, il a eu pour grand mérite de mettre à nu la nature totalitaire et fasciste des islamistes. Ces derniers ont prouvé, à travers leurs réactions violentes et leur rejet d’un rapport qui défend les libertés individuelles universelles, qu’ils sont adeptes de la pensée unique et, partant, indignes d’une démocratie moderne où prévaut le droit à la différence et la libre conscience. Ils prouvent à chaque fois que leur seule ambition, une fois au pouvoir, sera d’asservir les Tunisiens et de leur imposer leur diktat.

Moralité de l’histoire : les Tunisiens savent maintenant à quoi ils doivent s’attendre si jamais si ces bédouins frustrés et moyenâgeux reviennent au pouvoir.

Quels scénarios futurs pour le rapport de la COLIBE ?

Quant à l’évolution que peut prendre ce rapport, elle pourrait se faire sur la base de deux scénarios, pensons-nous.

Le premier consiste en la décision du président de la République de prendre l’étoffe de Bourguiba et de suivre son exemple en se disant qu’en sa qualité de premier chef de l’Etat élu démocratiquement au suffrage universel ; il est qualifié et en droit de par ses fonctions et ses responsabilités, d’interpréter la loi religieuse et de transformer le rapport de la COLIBE en loi. Une loi qui viendrait renforcer les droits de la femme.

A partir de cette décision, tout se jouera au Parlement et à la mobilisation à engager pour la faire adopter sans compter bien évidemment sur les voix des députés nahdhaouis (et alliés). Ces derniers l’ont déjà annoncé. Dans un communiqué publié le 5 juillet 2018, cette secte avait clairement indiqué qu’elle «exprimera sa position en détail si le rapport de la COLIBE est transformé en code ou en projet de loi et présenté à l’ARP».

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Le deuxième scénario serait que le chef de l’Etat tombe encore une fois dans le piège de la pression d’Ennahdha et se contente de valider quelques propositions consensuelles du rapport. Dans ce cas de figure, BCE aura non seulement consommé son échec total à la tête de la deuxième République, mais surtout raté le seul rendez-vous qui lui reste avec l’Histoire.