Il y a quelques années, en plein séminaire entre entrepreneurs et banquiers à l’UTICA, Khaled Azaiez -qui dirigeait à l’époque une verrerie- avait évoqué les problèmes de financement des petites et moyennes entreprises, interpellant les banques à changer de posture et arrêter d’être frileuses. L’intervention du jeune cadre était tellement brillante et percutante qu’Ahmed El Karm, DG d’Amen Bank, lui avait promis, illico presto, un prêt de 400.000 dinars pour soutenir l’entreprise en difficulté. En guise de récompense, il fut licencié. Mais qu’à cela ne tienne, Khaled Azaiez est un dur à cuire et il a l’entrepreneuriat dans le sang. 

Soutenu par le réseau «Entreprendre» de Tunis, il lance, en 2011, sa propre société «Verrerie de Carthage» à Soliman. Il osa s’attaquer à une activité qui n’existait pas en Tunisie, celle de la cristallerie de verre soufflé bouche fait main.

Au démarrage, l’investissement a été de 1,5 MDT. Un investissement qui a doublé depuis, mais la grande plaie du jeune aventurier est que la formation des ouvriers spécialisés ne suit pas et les autorités du ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle ne le reconnaissent pas.

 Le point avec Khaled Azaiez dans l’entretien ci-après.

Webmanagercenter : La Verrerie de Carthage, comment l’idée de créer un projet d’une aussi grande envergure vous est venue?

Khaled Azaiez : Licencié en mai 2011, j’ai décidé de ne plus travailler chez les autres. J’étais déterminé à monter un projet en relation avec le verre, puisque pendant dix ans, j’ai travaillé dans le secteur. Mieux, je voulais tout faire en grand et c’est donc tout naturellement que j’ai décidé de créer le plus grand atelier de verre soufflé en Tunisie et même en Afrique.

Mon but était de figurer parmi les leaders mondiaux dans le secteur de la verrerie, cristallerie. Il fallait viser les marchés européens et nord-américains. Nous devrions répondre à toutes les demandes de tous types de verre. C’est pour cela que j’ai élaboré un projet où l’on peut produire tous les types de verre: du verre soufflé au centrifugé à l’aspiré-soufflé-tourné, en passant par le pressé, pressé-soufflé, soufflé-soufflé.

Pourquoi avoir choisi d’adopter des procédés artisanaux de bout en bout alors qu’il aurait été plus facile d’être dans l’industrialisation?

En 2011, je n’avais pas assez d’argent, et il fallait monter un projet dont le coût ne dépasse pas 1,5 million de dinars; avec cette somme, on ne peut pas créer une verrerie avec un processus 100% mécanique.

Le marché du verre soufflé bouche fait main est un marché niche. C’est là où il y a le potentiel de la valeur ajoutée et qui permet de développer les processus de production des produits de luxe.

Nous ne pouvons pas non plus concurrencer des pays comme la Chine, l’Inde, ou même la Turquie et l’Egypte. Dans ces pays, l’industrie du verre est dans tous les coins de rues. Il y a des villes entières qui ne produisent que du verre industriel.

En Europe, quelques verreries ont préservé les procédés artisanaux.  Et quand j’ai démarré mon projet, j’ai compris que le challenge est de me mettre au niveau de ces verreries créées, il y a au moins deux siècles, et dénicher une place parmi les grands du monde verrier.

«… Réussir dans ce créneau nous permettra dans quelques années d’élargir notre activité vers le “verre mécanique à grande série… »

Par ailleurs, réussir dans ce créneau nous permettra dans quelques années d’élargir notre activité vers le “verre mécanique à grande série, plus précisément la gobeleterie et le verre d’emballage personnalisé”. Cette activité représentera le top de la verrerie de 2025. Nous ne parlons de quelques dizaines de millions de dinars d’investissements et d’une levée de fonds via la Bourse et surtout de partenaires commerciaux et techniques étrangers. Il n’est pas interdit de rêver, mais je crois à la force de l’esprit entrepreneur tunisien.

Quels sont les équipements que vous avez mis en place pour réussir à créer des pièces uniques (fours, etc.)? Avez-vous pu trouver dans les centres de formation les profils des ouvriers et des techniciens qui correspondent à la nature de vos activités?

Nos fours de fusion, qui sont les principaux outils de production, sont réalisés par nous-mêmes, mais la technologie est inspirée de l’école allemande. Cette technologie est basée sur trois éléments: robustesse, qualité de fusion et surtout maîtrise et économie d’énergie.

Nous avons 3 fours de fusion dédiés au verre soufflé bouche fait main, ici à Soliman, et 4 fours de fusion dédiés au verre semi-automatique.

A part les fours de fusion, nous sommes les seuls à avoir les 4 machines de formage, des machines italo-allemandes. Ces machines sont encore dans l’emballage dans notre deuxième atelier de production “ECOPARK”, à la Zone de production du pôle technologique de Borj-Cédria.

Nous avons construit sept fours de fusion avec les meilleurs produits réfractaires et équipements de régulation. Un seul four est en activité et ce depuis le 19 juin 2014, date à laquelle nous avons entamé l’attrempage du four de fusion dénommé “Didon”.

Notre activité s’annonce bien, mais le plus important c’est d’avoir des bons souffleurs et de bons artisans de verre. Et c’est le problème majeur dont souffre actuellement la Verrerie de Carthage: le manque de mains-d’œuvre qualifiées. Le Centre de formation aux arts du feu de Nabeul et sa section verre soufflé est en arrêt de formation depuis 2012. Par conséquent, la quasi-totalité de nos artisans ont été formés par nos soins. Nous avons amélioré leurs compétences et technicités de soufflage et de finition. Cela a été fait de juin 2014 à septembre 2015, et nous continuons à le faire actuellement.

«Je me permets de dire que la jeunesse tunisienne est capable de réaliser des exploits et des merveilles».

Le métier de verrier s’apprend à l’âge de 16 ans. Donc nous sommes obligés de recruter des apprentis verriers. La formation dure au moins deux ans, mais c’est une formation sur le tas, et l’évolution est rapide. On est verrier ou on ne l’est pas.

Je me permets de dire que la jeunesse tunisienne est capable de réaliser des exploits et des merveilles. Nous avons des souffleurs de verre, âgés de 20 ans, mais dont la qualité de soufflage est digne de celui qui a au moins 10 ans d’expérience. Ici avec mes souffleurs et artisans, je travaille sur le développement personnel pour les booster, c’est le plus important.

Quel soutien avez-vous trouvé de la part des établissements bancaires et des organismes publics pour encourager cette activité?

Pour le financement du projet, je n’ai pas eu de problèmes pour convaincre les institutions financières. En effet, un bon Business Plan et une bonne stratégie pour choisir les partenaires financiers sont la clef de la réussite de l’opération “Levée de fonds”. Et l’occasion se présente ici pour moi pour remercier tous les partenaires financiers de la verrerie, et dans l’ordre:

– Réseau Entreprendre Tunis, la BFPME, la BIAT, le Groupe BP-CE via la BTK et l’Univers Invest Sicar;

– Le Groupe Tunisie Telecom via DIVA Sicar, l’Etat tunisien via le FOPRODI & Ketra Kapital, sans oublier Monsieur Hichem Jouaber – vice-président GSK – chargée de l’industrie.

Une pensée très particulière à Feu Faouzi Dhémaied qui a été le DG d’Univers Invest Sicar, qui nous a quittés pour un monde meilleur, il y a de cela une année. C’est une grande perte pas seulement pour moi, mais aussi pour d’autres jeunes promoteurs; il était un partenaire très impliqué.

Je voudrai également rendre hommage à Madame Aicha Ennaifer, partie à la retraite, une femme qui a bien soutenu le projet quand elle était à la tête de DIVA Sicar.

Nous croyons qu’un industriel tunisien a besoin d’un Etat Fort pour mieux faire face au fléau dénommé “économie parallèle”.

Pour les organismes publics, nous essayons d’avoir des partenariats fructueux avec les ministère de l’Industrie, de l’Energie et des Mines, des Finances, du Tourisme et de l’Artisanat, et toutes les autres institutions de l’Etat car nous croyons qu’un industriel tunisien a besoin d’un Etat fort pour mieux faire face au fléau dénommé “économie parallèle”.

Je dois aussi signaler que la Verrerie de Carthage a d’autres partenaires, comme la BERD, la BEI et la GIZ, et on vise à élargir notre champ de collaboration avec des institutions internationales.

Comment faites-vous pour parer aux insuffisances relatives à la formation professionnelle dans votre domaine et surtout comment arrivez-vous à gérer des RH assez indisciplinées?

Depuis le mois de novembre 2016, le conseil d’administration et l’Assemblée générale de la Verrerie ont validé le projet de création du “Carthage Glass Institute”, le centre de formation intégré qui va permettre à la Verrerie de former des jeunes verriers et bénéficier des mécanismes d’appui et soutien à la formation.

“Carthage Glass Institute permettra à la Verrerie de former des jeunes verriers et bénéficier des mécanismes d’appui et soutien à la formation“.

Avec cette entité de formation, nous allons solliciter les organismes internationaux qui soutiennent ce genre de projet, surtout qu’au bout de la formation accordée aux jeunes, il y a un contrat CDI qui les attend.

Le potentiel d’emploi à la Verrerie est de 150 ouvriers/artisans verriers, à part les emplois indirects.

Pour la gestion du personnel, surtout celui de la production, malheureusement c’est moi qui m’en occupe actuellement et cela me prend beaucoup de temps et d’énergie. La mentalité est telle que c’est le patron qui doit être présent car il y a beaucoup d’égos à gérer.

Nous avons pu mettre en place un système de rémunération basé essentiellement sur la productivité qualitative et quantitative, et ça nous a permis de mieux gérer, et trouver le temps pour faire du développement commercial.

Y a-t-il eu de l’engouement de la part des organismes financiers internationaux pour ce qui est de votre projet et quel apport vous ont-ils amenés?

La BEI nous a financés via une ligne de crédit gérée par la BTK mise à la disposition des entrepreneurs lauréats de Réseau Entreprendre Tunisie. La BERD nous a soutenue financièrement et nous accompagne via le programme PACS, et la GIZ nous accompagne dans le cadre de son Projet Innovation, Développement Economique régional et Emploi.

Que des partenaires sérieux et qui apportent un énorme savoir-faire, qui permet à la Verrerie de construire son chemin.

Vous êtes unique en Afrique, comment arrivez-vous à commercialiser vos produits?

Oui, nous sommes uniques en Afrique, et dans le monde, il n’y en pas plus qu’une dizaine comme nous. La question est délicate, nous lui avons trouvé les réponses, mais pas les finances.

La Verrerie est une industrie lourde, c’est ce qu’on appelle du feu continu, nous travaillons 24/24, 7/7, 365j/365, et au moins pendant 5 ans non-stop. Je vous laisse imaginer les besoins en fonds de roulement, ils sont énormes.

Avec un démarrage qui a pris un retard, nous avons privilégié le financement de la production, et nous avons presque négligé le volet circuit de distribution. En effet, la stratégie commerciale initiale était basée sur une production diversifiée et assurée par 7 fours de fusion. Aujourd’hui un seul four est en activité, et par conséquent les charges de structure sont assez élevées, ce qui fait que “le produit est excellent sauf qu’il est relativement cher”.

Nous avons révisé et revu notre stratégie commerciale, nous avons participé au plus grand Salon du monde “Ambiente” à Frankfurt, ce qui nous a permis de mieux connaître le positionnement de notre produit sur le marché mondial.

“Des négociations sont en cours avec quelques enseignes de renommée internationale chez qui on va placer nos produits“

Des négociations sont en cours avec quelques enseignes de renommée internationale chez qui on va placer nos produits. Ce sont des négociations qui durent longtemps, mais au bout il y aura d’excellents contrats.

Pour le marché local, on dit et on sait que nous sommes les meilleurs. Je peux affirmer sans fausse modestie que personne ne pourra rivaliser avec nous, ni sur le volet qualité, ni sur le volet design, ni sur le volet capacité de production.

Reste que pour une certaine clientèle, le prix est relativement cher, et nous devrions nous rapprocher de la clientèle cible. Par conséquent, une présence de la marque AKAM à Tunis est devenue indispensable. AKAM est notre marque commerciale (label) et c’est ce que nous confirment et recommandent les conseillers de la BERD et de la GIZ. Aujourd’hui, il faut trouver le financement de AKAM’s Store, et qui, dans quelques années, pourra devenir une Franchise locale et même internationale.

Quels sont vos projets pour étendre encore vos activités à des productions haut de gamme?

Ma réponse est toute simple: quand on aura assez d’artisans verriers, on démarrera nos deux fours de Cristal.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali