L’informel pèse 40 milliards de dinars dans l’économie tunisienne

Par : TAP

budget-320.jpgL’économie informelle, c’est 38% du PIB en Tunisie, selon les chiffres officiels, ce qui suscite colère et appréhension chez le patronat et inquiétude chez les responsables et les économistes.

Les institutions financières internationales tirent, elles aussi, la sonnette d’alarme, estimant que cette activité ne cesse de gagner du terrain dans le pays, pour représenter, aujourd’hui, environ 53% du PIB, l’équivalent de 40 milliards de dinars, a indiqué Moez Joudi, président de l’Association tunisienne de la gouvernance.

L’expert a estimé, dans une déclaration à l’agence TAP, que ce fléau a été toujours présent en Tunisie, à l’instar du reste des pays du monde, mais qu’il s’est largement développé après la révolution, au vu de l’affaiblissement du contrôle de l’Etat, entraînant un manque à gagner au niveau de la fiscalité estimé à environ 2 milliards de dinars par an.

Selon des statistiques publiées par la Banque mondiale, le secteur informel en Tunisie est estimé à 54% de la main-d’oeuvre. L’informalité se concentre dans des micro-entreprises, soit 524.000 unités, représentant 35% du tissu entrepreneurial.

Ce qui est encore plus grave, d’après Joudi, c’est que ce phénomène touche tous les secteurs d’activité et tous les produits, sans aucune exception: produits alimentaires, pharmaceutiques, de l’énergie, de la santé, les produits subventionnés, mais aussi les armes et les devises, dont le risque sur la stabilité sécuritaire et économique est très grave.

«Le volume du marché noir de devises est considérable en Tunisie. il s’agit de milliards et de milliards qui s’échangent en dehors des circuits réglementaires, ce qui est en train d’impacter la valeur du dinar tunisien», a-t-il noté.

Selon une enquête de terrain, menée par l’économiste Mohamed Haddar, les transferts de devises de la région de Ben Guerdane vers l’extérieur sont évalués entre 1 et 3 millions de dinars (MDT) par jour, soit l’équivalent de 750 MDT par an. Ce marché de devises, qui regroupe 5 principaux banquiers au noir (sarrafa) et entre 250 et 300 agents de change, offre des prestations quotidiennes et au comptant et couvre toutes les devises.

Joudi a, également, précisé que «l’économie informelle entraîne l’inflation, dans la mesure où l’Etat n’est plus en mesure de gérer le marché, puisqu’il ne maîtrise plus toutes les règles du jeu (l’offre et la demande), car le marché est approvisionné à partir des circuits irréguliers».

Les répercussions de ce fléau concernent, aussi, la Caisse générale de compensation, dont les charges ont explosé, en raison de la contrebande des produits subventionnés.

Les barons de la contrebande blanchissent leur argent…

Le président de l’Association tunisienne de la gouvernance met en garde contre certaines pratiques adoptées par les grands contrebandiers, telles que le blanchissement de leur argent, à travers des actions lancées dans un cadre associatif.

«La Tunisie compte aujourd’hui plus de 17.000 associations, alors qu’il seulement 20 d’entre elles répondent réellement aux exigences juridiques. Parmi ces associations, il y en a celles qui servent de couverture aux barons de la contrebande pour le blanchiment de leur argent», estime l’expert.

De ce fait, il met l’accent sur l’impératif d’élaborer une stratégie claire pour faire face à ce fléau de l’économie informelle. «Il ne suffit plus de saisir la marchandise ou de mettre en échec une tentative de contrebande, nous devons aller au-delà, en arrêtant ceux qui sont derrière l’ensemble du trafic».

D’ailleurs, “les agents de sécurité connaissent les grands barons de la contrebande, mais ne peuvent pas les arrêter. En octobre 2014, des barons de la contrebande ont été arrêtés mais ont été libérés par la suite par la justice, pour manque de preuve”, a-t-il souligné.

Dans le gouvernorat de Sfax, le patronat dénonce chaque jour les dégâts engendrés par l’économie informelle sur son activité et des professionnels des secteurs de la confection, du cuir et de la chaussure, lésés par la contrebande et le commerce parallèle, ce qui les avait poussés à menacer, fin mars, d’observer “une désobéissance fiscale” et de fermer leurs entreprises”, si les structures de l’Etat n’assument pas leur responsabilité dans la lutte contre le commerce parallèle.*

L’informel tue l’industrie à Sfax…

Anouar Triki, président de l’Union régionale de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (URICA) de Sfax, a fait savoir que la zone industrielle de chaussures à Sfax ne compte aujourd’hui que 2.000 ouvriers, alors qu’elle e, comptait 42.000, il y a quelques années, et ce en raison de l’expansion du commerce informel de chaussures en provenance de la Chine».

Soulignant la gravité du fléau de l’économie informelle qui menace la survie des entreprises tunisiennes, M. Triki a, par ailleurs, pointé du doigt “l’implication d’un nombre d’agents de douane dans les réseaux de contrebande et de commerce informel”.

«Certains contrebandiers ne prennent pas de risques et passent par le circuit formel, à savoir la douane. Ils déclarent avec la complicité de quelques douaniers une part minime de leurs marchandises. Par exemple, ils importent 10.000 paires de chaussures, mais n’en déclarent que 1.000», dénonce-t-il.

Le président de la Chambre du cuir et de la chaussure, relevant de l’URICA de Sfax, Mohamed Dhouib, considère que “les gouvernements successifs assument la responsabilité de l’aggravation du phénomène de la contrebande, devenue synonyme de terrorisme”.

Il a souligné dans ce contexte “l’importante dégradation de la situation à Sfax, avec la baisse du nombre de professionnels du secteur à moins de 2.500, actuellement, alors qu’ils étaient 18.000 dans les années 90”.

Renforcer les moyens humains et matériels des contrôleurs

L’expert-comptable, Anis Wahabi, met en garde contre la propagation de ce fléau, estimant qu’«avec moins d’un millier de contrôleurs fiscaux, nous ne pouvons pas contrôler à la fois plus de 650.000 contribuables et autant, voire plus, de personnes travaillant dans l’informel. Pis encore, ces contrôleurs sont privés d’équipements et de moyens nécessaires, y compris les voitures pour assumer convenablement leur tâche».

Pour lui, il est impératif de renforcer les moyens humains et matériels nécessaires, afin de pouvoir faire face au fléau de l’économie informelle, préconisant de changer les mécanismes de contrôle. Il s’agit d’opter de plus en plus, pour les outils et instruments de pointe, tels que la soumission de l’octroi d’une patente pour les petits commerçants (supérettes, pizzerias) à l’acquisition d’une caisse enregistreuse avec puce, qui permet de connaître les gains réalisés.

Pour sa part, Béchir Boujday, membre de l’UTICA chargé du dossier du commerce, estime que la lutte contre le phénomène de l’économie informelle est tributaire de la volonté politique et de la capacité du gouvernement à appliquer la loi à toutes les personnes, sans aucune exception.

«L’Etat doit être fort et capable de mettre en place une politique efficace pour assécher les sources d’approvisionnement des produits illégaux et mettre fin aux activités des contrebandiers».

Il propose également “de simplifier la législation et d’introduire un paragraphe relatif au commerce parallèle, dans la nouvelle loi sur la concurrence. S’il est impossible d’éradiquer ce phénomène, qui n’épargne aucun pays, nous devons cibler de le réduire à 20% du PIB”.

De son côté, Mohamed Zarrouk, président de l’Organisation de défense du consommateur (ODC), note qu’il existe deux formes d’économie informelle. Primo, celle de la contrebande et de la spéculation, soutenue par les grands lobbies qui détiennent le marché et qui se sont transformés en un véritable contrepouvoir à l’économie organisée. Faire face à ces barons nécessitera, d’après lui, une intervention particulière aussi bien sécuritaire que juridique.

Secundo, l’économie informelle concerne les petits commerçants dont l’unique source de revenus provient de cette activité. Pour ceux-ci, il faut veiller à les intégrer dans le secteur formel, à les affilier au système fiscal (forfaitaire) et à les faire bénéficier d’une couverture sociale.

Selon lui, ces commerçants peuvent trouver refuge dans les marchés hebdomadaires. Ils exerceront, ainsi, dans le cadre de la loi, sans courir aucun risque. D’ailleurs, ces marchés servent, à travers le monde, à accueillir ce genre de commerçants, mais à condition qu’ils s’approvisionnent en produits à partir des circuits légaux…