Tunisie Elections : Pourquoi Ennahdha discrédite-t-elle la fonction présidentielle ?

wmc-caricature-elections-tn.jpgTout le monde sait que l’élection du président de la République au suffrage universel n’avait pas les faveurs du mouvement Ennahdha. Loin s’en faut. Le parti islamiste n’en voulait pas du tout. Pour des raisons idéologiques et, paraît-il, religieuses, selon une interprétation rigoriste. Puisque le premier responsable de l’Etat, selon la vision théocratique doit être choisi selon la procédure de la «Choura» (la consultation) qui, elle, ne rassemble pas tout le monde mais «Ahl al Hal wal Akd», c’est-à-dire l’élite des Ulémas.

Dans l’école Sunnite, c’est le «Morched El-Aalaa» (le Guide Suprême) qui est le chef incontestable. Dans la doctrine chiite actuellement en vigueur en Iran, c’est le «Velayet Al-Fakih» (le gouvernement du jurisconsulte) où le chef n’est pas un élu du peuple mais une autorité religieuse cooptée par l’assemblée de théocrates.

D’ailleurs, dans l’une et l’autre des écoles, on ne fait pas acte de candidature, la personne idoine étant choisie selon le système de l’élévation à la dignité par la désignation qui reçoit l’Ijmaa (l’unanimité) suivi de la Moubayaa (l’allégeance).

La bataille de la Chariaa

Si le parti islamiste s’était résolu, en fin de compte, à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, c’était contraint et forcé. Il voulait un régime parlementaire pur, ce qui n’était pas contraire à sa doctrine. L’Assemblée des législateurs d’où émane le gouvernement profane est tout à fait licite, dans la mesure où tout provient de la Chariaa, le code des lois religieuses.

C’est d’ailleurs pour cette raison que la première bataille des islamistes fut celle de la Chariaa. D’ailleurs, ils estiment ne pas avoir perdu cette bataille. Ils n’ont fait que surseoir à son application par tactique. Le rapport des forces leur étant défavorable. Ils n’ont accepté le régime semi-parlementaire où le président de la République est élu au suffrage universel qu’au prix d’une limitation drastique de ses attributions.

A regarder de près, le chef de l’Etat est plus un symbole qu’autre chose, son rôle étant cantonné aux sphères militaire, diplomatique et de sécurité nationale, domaines qu’il partage du reste avec le chef du gouvernement.

Il était dit, dès lors, que ce parti fera tout pour que cette fonction supposée être la «magistrature suprême» soit entachée de toutes sortes de scories. Le désintérêt du parti islamiste à cette fonction dont il a presque toujours clamé qu’il n’enverrait aucun des siens pour y concourir était la marque du mépris pour le poste de premier magistrat du pays.

Le secrétaire général démissionnaire d’Ennahdha, Hamadi Jébali, dont tout le monde connaît l’intérêt pour la fonction, l’a si bien compris qu’il a dû faire machine arrière en donnant un argumentaire saugrenu (lire notre article: Tunisie – Politique: Pourquoi cette proposition «saugrenue» d’Ennahdha?).

L’idée d’un «candidat consensuel» prônée par les islamistes procède de cette même vision. On aurait imaginé, cela se fait d’ailleurs dans tous les pays, qu’Ennahdha convienne d’un candidat commun avec des partis de sa mouvance et personne n’aurait rien trouvé à redire. Mais essayer de vendre à l’ensemble des partis qui avaient d’ailleurs leur candidat connu de longue date cette idée, c’était prêcher dans le désert. L’entêtement à imposer une proposition dont personne ne veut est tout aussi révélateur de la volonté de jeter le discrédit sur la fonction.

Des candidatures farfelues

«Noyer et noyauter» devenaient les maîtres-mots de la stratégie devant mener à ce que la fonction soit discréditée. Noyer le pays sous un nombre inconsidéré de candidatures à la fonction est la conséquence ordinaire de la loi électorale qui ouvre la voie à n’importe qui de déposer sa candidature auprès de l’ISIE. Non seulement des candidatures fantaisistes comme cela se pratique dans beaucoup de pays de par le monde, mais des candidatures farfelues. La différence saute aux yeux car les premières supposent que les prétendants remplissent les conditions énumérées par la loi alors que les secondes ne peuvent pas avoir cette prétention. Alors que pour faire acte de candidature à un emploi, on est obligé de présenter un ensemble de documents sans quoi elle n’est pas acceptée, dans son principe, l’Instance supérieure des élections autorise n’importe qui à déposer sa candidature à la fonction suprême sans prendre le scrupule d’exiger de lui de se conformer aux critères imposés par la loi.

Les fameux parrainages

Il aurait été plus judicieux de faire un premier tri en demandant à tout candidat potentiel de déposer auprès de l’ISIE les documents exigés sans devoir se présenter en personne. Si le candidat se conforme aux critères établis, rendez-vous lui est fixé à lui ou à son mandataire de venir officialiser sa candidature.

Parmi les documents exigés figurent bien sûr les fameux parrainages. Sur ce sujet, la loi électorale a été, de façon délibérée, plus que permissive. On en a fixé le chiffre et le nombre des circonscriptions dont ils devaient parvenir, mais on a oublié à escient de prévenir les fraudes éventuelles en établissant des garde-fous.

Ainsi, il aurait été plus judicieux de disposer que ces parrainages doivent se faire devant une autorité assermentée (auprès d’un avocat, d’un notaire, d’un huissier de justice, etc.) ou auprès d’une section locale ou régionale de l’ISIE.

Leur nombre a été fixé au minimum mais on n’a peut-être pas imaginé que la surenchère allait jouer entre les candidats. Ainsi, on aurait dû fixer un maximum en prévoyant une marge de 50% destinée à couvrir les doublons ou les non-inscrits sur les registres électoraux.

De même, on aurait dû aussi limiter les parrainages soit aux élus, soit aux électeurs et non aux deux, ce qui aurait facilité le travail de l’ISIE. Mais c’était compter sans la volonté de noyer l’élection présidentielle sous le nombre des candidats.

Les sérieux comme les fantaisistes et même les farfelus qui ont eu leur moment de gloire devant les caméras des télévisions et les micros des radios regardés et écoutés par des millions de Tunisiens complètement ébahis. Si on voulait discréditer la fonction on ne s’en serait pas pris autrement.

Fraudes et discrédit

Les fraudes enregistrées au niveau des parrainages n’iraient pas sans conséquence auprès de l’opinion publique. Le discrédit entachera l’élection, cela ne fait pas de doute d’autant que la plupart des candidats, ceux retenus comme les autres, risquent d’être reconnus comme responsables de ces fraudes.

Les élections sont une véritable fête. C’est le moment fort où le peuple rend son verdict envers sa classe politique en accordant sa confiance aux uns et en sanctionnant si besoin d’autres.

Dans une démocratie naissante comme la nôtre, la fête est double. Car c’est en plus l’occasion pour le peuple sevré de ce droit pendant longtemps de recouvrer sa pleine et entière souveraineté. Après la révolution, il y a bien eu l’élection de l’Assemblée constituante et il y a bien eu de longues files d’attente devant les bureaux de vote démontrant l’empressement de la population de prendre son destin en main, mais cela fait si longtemps que les électeurs ont perdu tout espoir.

On attendait des élections d’octobre, novembre et si besoin décembre 2014 de voir la population retrouver la confiance en la démocratie et en sa classe politique, chemin faisant.

La population a conscience que tout ce tralala autour de l’élection présidentielle servait d’écran de fumée pour faire l’impasse sur les élections législatives autrement plus décisives.

Le discrédit jeté sur l’élection présidentielle est autrement plus pernicieux. Car on veut affaiblir et marginaliser le détenteur de la fonction suprême dans le pays. Car, en dernière analyse, le président élu disposera de la plus décisive des légitimités, celle des urnes. Cela lui donnera un «magister» à nul autre pareil. Sans disposer d’un mandat électif -d’ailleurs ce n’est pas ce qu’il cherchait-, le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, faisait partie des dirigeants du pays quand bien même il n’est que le leader d’un parti, fût-ce dominant.

Un président élu au suffrage universel non seulement lui fera de l’ombre -ce qui est dans la nature des choses-, mais s’il est aussi le chef de la nouvelle majorité cela constituera une sérieuse dégradation pour le chef islamiste qui retrouvera ainsi sa juste dimension. Tout le bruit autour de la présidentielle procède de ce souci.