Tunisie – Yassine Ibrahim du Hizb Al Joumhouri : «On nous a eu une fois sur la question identitaire, on ne nous aura pas une deuxième fois…» (1)

yacine-brahim-2303-1.jpgYassine Ibrahim apprend vite et bien. En un court laps de temps, il a perdu ce petit air d’Atugéens décrit par Emna Ben Jemaa de «je suis intelligent et je suis supérieur à toi» qui dérange et qu’ils n’affichent pas tout juste pour indisposer les autres. «La suprématie de l’intelligence» pourquoi pas, si elle est au service des intérêts du pays. C’est grâce aux intelligences, à la perspicacité, à la capcité d’avoir de la vision et un esprit rationnel que l’ont peut faire avancer un pays. Malheureusement, nombre de nos politiques n’ont pas la clarté de la démarche et la vision de ce qu’est la Tunisie aujourd’hui et de ce qu’elle doit être demain et ce qui explique peut être leurs échecs, reconnaissons le..

Yassine Ibrahim a une qualité que des politiciens chevronnés n’ont plus : le courage politique de dire les choses comme elles sont même s’il risque d’y perdre des voix, il faut reconnaître que le temps joue pour lui et ça le rend audacieux, et joue contre eux et ça les rend frileux.

Entretien en deux actes avec Yassine Brahim

WMC : Quel rôle pour les élites après le 23 octobre, les pensez-vous capables de reprendre la main et d’assurer alors que nombreux sont ceux qui s’accordent à dire qu’elles ont été incapables de communiquer avec le peuple et de le convaincre?

Yassine Ibrahim : Je considère que l’un des facteurs de réussite ou d’échec d’un pays qui veut avancer, c’est la capacité de ses élites à apporter sa valeur ajoutée et en même temps à aller au devant des attentes et des ambitions de la société dans laquelle elle évolue. Il faut avoir la clairvoyance et le discernement nécessaires pour aller au devant des gens, les comprendre et élaborer des programmes réalistes et convaincants. Le 23 octobre a été une gifle pour les élites car tout le monde a réalisé qu’elles n’ont pas su communiquer comme il se doit avec leur peuple. Même si parmi elles, il y en a qui ont souffert pendant l’ère Ben Ali, néanmoins, elles ont moins souffert que le commun des Tunisiens.

Ce déficit de communication est peut-être dû à un déséquilibre social, culturel ou régional?

La Tunisie, avouons-le, est rentrée de plain-pied dans la modernité, mais le train de la modernité n’a pas été pris par tout le monde. L’élite l’a pris, mais cela n’a pas été le cas pour une grande partie du peuple tunisien qui n’en a pas assimilé les rouages et les mécanismes; cette incompréhension a amené le rejet. C’est un fait. Je considère pour ma part que nous avons un rôle important à jouer. Et dès que j’ai pris la décision de servir mon pays, j’ai décidé de me rapprocher au maximum des catégories sociales isolées, culturellement ou économiquement. Je voudrais pouvoir les servir au mieux. J’ai passé 15 ans en France (aujourd’hui Yassine Brahim a 46 ans, NDLR) et même en France on évolue dans un milieu plus ou moins élitiste…

L’expérience Afek vous-a-t-elle permis de découvrir le terrain?

A Afek, nous nous sommes implantés dans nombre de régions. Mais nous sommes restés dans les centres des gouvernorats. Aujourd’hui, à Al Joumhouri, nous sommes plus unis avec des listes indépendantes qui arrivent de partout. Le PDP, bien installé est soutenu par ses militants, et en plus avec le PDP mieux implanté et ses partisans, nous avons renforcé nos bases sans oublier la présence parmi nos membres de syndicalistes. Il y a bien sûr parfois des tensions, parce que ce sont des personnes qui n’étaient pas habitués à travailler ensemble. Le challenge est là et c’est ce que je leur dis souvent: si vous êtes incapables de travailler ensemble dans le cadre d’un parti unique, comment comptez-vous vous y prendre pour servir votre pays et votre peuple? Les gens comprennent très vite, ils font l’effort, je fais de même pour se rapprocher encore plus. Je suis aujourd’hui dans cette mission, je n’ai jamais eu de but personnel, je suis travailleur et je m’exprime selon mes convictions.

Oui, mais vous avez quand même des ambitions personnelles -on ne fait pas de politique sans en avoir-, l’important n’est-il pas de mettre ses ambitions au service du pays et non le pays au service de ses ambitions?

Je suis un acteur sur la scène politique de mon pays, mais je ne compte pas tirer quelque chose pour ma personne. Evidemment, il y aurait des conséquences, parce que lorsque l’on réussit un projet de société, il y a un retour mais ce n’est pas une fin en soi, plutôt un moyen.

Je reviens toujours au rôle des élites, comment doivent-elles s’y prendre pour gagner la confiance du peuple?

Je ne séparerais pas l’élite du peuple. C’est un tout. Dans toute organisation, dans tout mouvement, qu’appelle-t-on une élite? C’est soit un leadership universitaire, c’est-à-dire les diplômés des grandes écoles, une élite qui existe partout, aussi bien à Ennahdha, à Ettakatol qu’ailleurs dans les autres partis, soit une élite qui a une capacité de manager, de gérer ou de guider. C’est un mouvement, une orientation politique, une vision politique et une équipe qui se sent capable d’assurer et de réaliser les ambitions du peuple du mieux qu’elle peut.

La politique c’est une combinaison entre ce que nous sommes capables de faire et notre capacité à en convaincre les autres.

Quel est le tort de l’élite tunisienne? Elle peut être accusée d’avoir été silencieuse en majorité, mais pas toute. Le PDP a lutté contre le régime Ben Ali, Néjib Chebbi, Maya Jeribi ou Mongi Ellouze ont eu le courage de se battre et de contester les politiques de l’ancien régime. Il ne faut pas culpabiliser ou accuser ceux qui ont servi le pays, ces médecins, universitaires, administratifs, hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise et même ces mères de familles très bien formées qui ont préféré rester chez elles et éduquer leurs enfants. C’est aussi une manière de militer pour une Tunisie meilleure.

Pendant ce temps, où étiez-vous?

Je travaillais. Je suis rentré en Tunisie en 1998. En 2006, j’ai vendu ma société, et on m’a proposé de diriger la société qui l’a rachetée et qui était d’une certaine taille. Je devais revenir à Paris, je n’avais pas besoin d’accepter le poste, je l’ai fait et je me suis installé à Londres. L’une des principales raisons qui justifient ma décision de partir, est que je n’avais pas eu le courage de rester ici et de vivre cette confrontation au quotidien avec la réalité tunisienne. C’est pour cela que je suis très respectueux des personnes qui ont fait face à la dictature. Je ne l’ai pas fait. J’avais peur pour mes entreprises, pour ma famille et je me savais incapable de rester les bras croisés sans réagir… Cela peut être traduit comme une peur ou un manque de courage, nous sommes très nombreux dans cette situation.

Comment comptez-vous aujourd’hui gagner la confiance des Tunisiens et celle de la bataille pour la construction du pays?

La Tunisie est aujourd’hui une nouvelle histoire qui commence. Si aujourd’hui nous nous sommes inscrits dans la bataille de son édification, c’est que nous ne voulons plus revivre ce que nous avons vécu pendant la dictature Ben Ali. La fenêtre ouverte par le 14 janvier, tous ces jeunes qui se sont sacrifiés méritent que nous leur offrions une Tunisie meilleure. Les Tunisiens adhèrent aux partis, que ce soit Al Joumhouri ou les autres. Je respecte et je réalise que nos concitoyens veulent prendre leurs responsabilités. Il ne faut pas juger de manière précipitée. La vie politique vient tout juste de naître et il ne faut pas s’attendre à un résultat immédiat. De centaines de personnes à nos débuts, nous sommes aujourd’hui des milliers. En face, nous avons Ennahdha, un mouvement ou une secte sociale qui s’est réveillée par milliers et qui a réussi relativement. Ils ont réussi mieux que les autres. C’est le constat du 23 octobre. Nous avons échoué parce que nous étions dispersés. Aujourd’hui, nous avons réunis nos rangs et nos forces et nous allons prouver que nous sommes capables, non seulement de nous organiser, de mettre en place des structures pour écouter notre peuple, d’élaborer des programmes qui répondent à leurs attentes mais surtout de les convaincre et de leur offrir l’alternative.

Quel a été l’enjeu des premières élections, identitaire ou socio-économique?

Aujourd’hui, le programme et l’objectif d’Al Joumhouri sont très clairs. L’enjeu est de réussir à allier l’histoire de la Tunisie d’appartenance arabo-musulmane à la modernité. Tout le monde, y compris Ennahdha, prétend que son programme est capable de répondre à cela. Le Tunisien a très bien compris cela. Pour notre part, la question de l’identité ne doit pas menacer les libertés individuelles. Les Tunisiens, de par leur style de vie, leur modèle de société ouvert et tolérant, peuvent allier les deux. Ceux qui veulent tenir à leur conservatisme, ils peuvent le faire et ceux qui tiennent à leurs libertés aussi. C’est donc cet équilibre qu’il faut construire et préserver.

Avec l’identitaire, nous nous sommes fait avoir une première fois, il ne faut pas que cela arrive une deuxième fois. A Al Joumhouri, nous sommes en train de consulter des islamologues et des sociologues pour mieux comprendre ces enjeux identitaires et d’apporter des réponses sensées satisfaire le peuple.

Dans la prochaine étape, nous serons jugés sur trois axes: l’axe identitaire restera mais il sera moins pesant, la rupture avec le passé, la construction de la nouvelle Tunisie et l’axe socioconomique.