Tunisie : Quand l’assainissement de la Télévision publique devient l’un des objectifs de la révolution


tv_publique-118032012-art.jpgD’un côté, des plaintes déposées par la direction de la Télévision nationale
auprès du procureur de la République pour harcèlement, menaces, intimidation et
insultes à l’encontre des journalistes de la télévision publique, et d’autre
part des sit-inneurs qui estiment de leur «devoir» de veiller à l’assainissement
de la télévision publique des «symboles» du benalisme, ils ont appelé leur
mouvement protestataire «’Taharrouki Al Ahrar litathir i’ilam al Ar» (Le
mouvement des libres pour assainir les médias de la honte).

Qui a tort? Qui a raison? Et surtout pourquoi pareil mouvement et maintenant?

D’un point de vue légal, dès le moment que les contestataires ont demandé
l’autorisation de camper en face de la télévision publique et que les pouvoirs
publics ont acquiescé, rien ne les en empêche, ils peuvent y rester autant
qu’ils le veulent tant qu’ils ne se sont pas adonnés à des actes de violence. De
quelle violence parle-t-on là? Violence morale, physique?

«Nous avons déposé trois plaintes auprès des autorités concernées, accompagnées
d’enregistrements audiovisuels sur des outrages verbaux adressés à des
journalistes et des listes de noms cités par des manifestants, mais à ce jour,
nous n’avons eu aucune réaction. Nous avons également envoyé des courriers aux
différents organismes* liés de près ou de loin au secteur des médias. Leurs
actions ont été assez timides et n’ont rien changé à la donne sur le terrain,
mis à part les actes de solidarité exprimés par nos consœurs et confrères», a
tenu à préciser une responsable à la télé.

Les mécontents questionnés nient pour leur part toute tentative d’intimidation
ou acte d’insulte à l’égard des journalistes de la TV: «Nous sommes les jeunes
de la révolution et nous sommes là pour concrétiser les objectifs de la
révolution en “purifiant“ cet établissement public, payé des deniers du
contribuable, des symboles du régime Ben Ali et en éliminant les anciennes
pratiques de glorification et d’encensement des responsables ou des
gouvernants».

Vous êtes des spécialistes des médias? Vous critiquez l’ordre des informations?
Vous estimez que les activités du gouvernement ne sont pas assez couvertes ou
mises en valeur par le journal télévisé?

«S’il vous plaît, ne nous faites pas dire des choses que nous n’avons pas
exprimées. Nous n’appartenons à aucun courant idéologique et nous ne défendons
personne. Mais nous estimons naturel que cette révolution aboutisse à de
nouvelles règles plus dignes de la Tunisie d’aujourd’hui et que de nouveaux
visages reflètent aujourd’hui ce changement. Pas ceux qui ont toujours profité
du système et qui poursuivent les mêmes pratiques… et nous en avons les
preuves».

Nous aurions bien voulu les croire si ce n’est que le feu des hostilités à
l’encontre des journalistes a été ouvert par
Rached Ghannouchi s’adressant à des
jeunes du mouvement Ennahdha et relayé par certains membres du gouvernement, qui
ont critiqué la presse nationale de façon véhémente poussant le vice jusqu’à le
faire sur des chaînes étrangères…

Parmi les révoltés, des jeunes instruits, ingénieurs pour la plupart, qui se
sont liés d’amitiés à La Kasbah 2, des hommes d’âge mûr qui ont souffert des
exemptions de l’ancien régime, d’anciens prisonniers et d’autres venus de cités
pauvres et marginalisées, sans grande instruction et qui estiment qu’il est
temps qu’on entende leurs voix et qu’il «imposent» leur diktat face à ces nantis
de la République… Aucun spécialiste ou technicien des médias. «Nous sommes
pacifistes et nous ne bougerons pas d’ici avant que nos revendications soient
satisfaites. «Les journalistes ont joué un très sale rôle du temps de Ben Ali,
ils ont été associés à ses crimes, les ont couverts et l’ont soutenu dans son
parcours de tortionnaire. Il est temps de remettre les pendules à l’heure et de
mettre les personnes qu’il faut à la place qu’il faut», atteste l’un des sit-inneurs,
porte-parole de son état. Et même si la posture est non-violente, les discours,
eux, peuvent être perçus de différentes manières selon le degré de conscience et
de maturité des récepteurs…

«Nous refusons de payer de nos poches ceux qui ne transmettent pas notre voix et
la voix du peuple». A les entendre, tout le peuple se résume en eux, ils y
croient dur comme fer et parlent en son nom. Des mères de familles sont là à
appuyer une action qu’elles jugent nécessaire et impérative pour sauver la
Télévision tunisienne des «mauvaises pratiques» et des «mauvaises personnes».
Une affirmation qui revient très souvent dans le fil de la discussion. Les sit-inneurs
détiendraient même des informations sur les missions et les rémunérations des
journalistes et producteurs à la télévision. Qui les leur a transmises, de quel
droit et couvert par quelle loi?

Autant dire que la télévision publique devrait commencer par balayer devant sa
propre porte en lançant elle-même des enquêtes sur le filtrage d’informations à
l’extérieur, ce qui peut porter un grave préjudice à ses préposés…

Est-ce une preuve de manque de confiance dans le gouvernement en place?

«Ils parlent de médias mauves qui ne transmettent pas l’information comme il se
doit, d’après ce que j’ai cru comprendre, indique Imen Bahroun, directrice de la
deuxième chaîne nationale, et je respecte leurs opinions dès lors qu’ils
n’agressent pas les journalistes et ne les attaquent pas. S’ils veulent voir les
actes de ceux qu’ils ont élus sur la télévision publique, c’est leur droit à
condition qu’ils ne dépassent pas une ligne rouge qui est celle de nous attaquer
verbalement».

Ils se seraient attendus à ce que les médias eux-mêmes procèdent aux opérations
d’assainissement et à la dénonciation de ceux ou celles qui ont trempé dans des
actes de malversation, de corruption ou de connivence avec l’ancien régime. «Ils
ne l’ont pas fait, nous nous en chargeons nous-mêmes aujourd’hui». A leur
rescousse, Hend Harouni, militante de longue date et sœur du ministre du
Transport Abdelkrim Harouni: «Je suis là en tant que citoyenne tunisienne qui a
toujours défendu les grands principes de justice et d’intégrité depuis l’ère Ben
Ali». Mais aussi, le président du parti Attahrir, Ridha Belhaj qui dénonce
partout les médias de la honte, qui n’assurent pas, oubliant que c’est grâce à
eux qu’il a pu s’imposer sur la place publique et que sans eux il aurait été un
parfait inconnu faisant sa propagande idéologique auprès d’âmes envenimées et
quelque peu troublées comme la sienne mais sans aucune dimension politique.

Les chants religieux et les slogans scandés par les sit-inneurs, à travers des
haut-parleurs installés à quelques mètres de la TV, rythment les après midi des
journalistes et employés. «Que ceux qui détiennent des dossiers sur la
corruption et les malversations les soumettent à la justice, nous serons aussi
heureux qu’eux de faire le ménage chez nous», indique Sadek Bouabene, directeur
d’Al
Watania 1.

En fait, le danger de pareilles pratiques est qu’elles démontrent que des jeunes
éveillés à la politique après la révolution ont si peu confiance dans le système
qu’ils préfèrent faire justice eux-mêmes. Si c’est le cas, le gouvernement
aurait à leur prouver qu’il est capable de prendre les décisions qui s’imposent
dès lors qu’il s’agit de la bonne gouvernance des établissements publics. Que le
gouvernement laisse faire prête à confusion à plusieurs titres. Si aujourd’hui,
les jeunes de la révolution campent devant la Télévision nationale pour
assainir, dénoncer et juger, demain où iront-ils et après demain? A quoi cela
servirait d’avoir un Etat, des institutions et des contraintes policières et
armées, si ce n’est pour gérer la chose publique?

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*Les organismes saisis par la télévision publique sont le Conseil national des
libertés, le Conseil supérieur de la réforme de l’information, les trois
présidences (République, gouvernement et Assemblée constituante), le Syndicat
des journalistes, le ministre de la Justice, la Ligue tunisienne des Droits de
l’Homme, le ministre conseiller chargé des Droits de l’Homme, Reporters sans
frontières.