Enquête – Al Kitab : De la passion des livres à une S.A.R.L.

salwa-jabbes-alkitab.jpgIl est indéniable que le succès de la prestigieuse Librairie Al Kitab est dû à son implantation au cœur de l’Avenue Bourguiba. Mais cela n’explique pas tout. Loin de là.

Pour le commun des passagers (et même des fidèles de la Maison), Al Kitab n’est rien de plus qu’une librairie (presque) ordinaire. Pourtant, cet espace d’environ 120 m2 fonctionne au rythme d’une véritable entreprise tournant avec un effectif d’une vingtaine de personnes et un chiffre d’affaires arrêté, bon an mal an, à deux millions de dinars. A l’évidence, cela n’a donc rien à voir avec une simple librairie du coin.

L’exigence d’une adresse

L’aventure Al Kitab commence en 1967. Mme Kabadou Jabbès, Tunisoise passionnée des livres, et principalement les Beaux Livres, caresse un petit caprice: vivre en permanence au contact des livres et faire aimer le livre aux Tunisiens. Certes, plus loin, sur l’avenue de France, existent déjà deux librairies, tout comme, sur la rue d’Alger, la fameuse Clairefontaine. Mais sur toute l’Avenue Bourguiba, le livre est inexistant. Elle jette son dévolu sur le N°43, un local appartenant aux biens des Français (qui tombera plus tard dans le domaine de l’Etat sous la gérance de la SNIT) et le louera. Ce vœu exaucé, la propriétaire est à mille lieues d’imaginer alors que sa passion évoluerait vers une entreprise et bonne et due forme, et surtout qu’elle ne songe pas une seule seconde au scolaire et au parascolaire. Sauf que l’être humain est parfois, dans son existence, confronté à des situations qui lui dicteraient d’autres choix auxquels il n’a point pensé. Mme Kabadou n’est pas confrontée à une situation, mais à sa propre … adresse. Parce qu’au cœur du centre-ville, l’Avenue Bourguiba est un confluent où se croisent à longueur de journée toutes les couches sociales et de tous les âges. Mieux : les passagers, sept jours sur sept, vous donnent, vus d’en haut, l’impression que c’est un jour férié et qu’ils ne font que se promener. Par conséquent, même le citoyen qui n’a jamais feuilleté un seul livre de toute sa vie ne peut ne pas accuser une petite pause d’au moins une minute pour lécher la vitrine.

D’ailleurs, c’est un sentiment magique que de se prendre, dans cette pause, pour un grand intellectuel dont l’unique souci est le livre. Mais la réalité est que, depuis le temps des Français, encore nombreux en Tunisie jusqu’au début des années 1970 jusqu’à ce jour, le Tunisien est –heureusement– un bon consommateur de livres malgré l’hégémonie des nouvelles technologies de l’information (télévision, parabole, ordinateur, Internet et l’incroyable Iphone ou Ipad). Non seulement consommateur, mais aussi demandeur de nouveaux titres. De sorte que Mme Kabadou a vite réalisé que, passion ou pas, sa librairie est appelée, sous peine de passer inaperçue, à s’ouvrir sur tous les horizons livresques, et pas seulement le Beau Livre. Autant dire que c’est le lecteur qui a fait la grandeur d’Al Kitab. Aussi, l’espace est-il aménagé en fonction des disciplines : littérature classique et moderne, Histoire, arts, essais, encyclopédies, sciences, archéologie, etc. Et malgré son caractère fort juteux, le scolaire (qui fait le bonheur de tous les libraires particulièrement à la rentrée des classes) reste juché au premier étage, loin des regards, à telle enseigne que beaucoup de monde ignore qu’Al Kitab fait aussi du scolaire et du parascolaire.

Le casse-tête de la vitrine

Contrairement à toutes les vitrines de type commercial qui reposent sur la nouveauté et la mode, celle d’une librairie de l’envergure d’Al Kitab ne peut s’appuyer que sur le professionnalisme de ses gérants (dans le sens de gestion quotidienne des stocks) qui sont astreints à être au fait de l’actualité. Il ne s’agit pas d’être seulement attentif à l’actualité pour agir ensuite, mais d’avoir une longueur d’avance sur l’actualité pour agir efficacement. Mme Selma Jabbès (notre photo), qui a relevé sa mère dans les fonctions de première responsable, explique: «Prenons l’exemple du Goncourt ou de tout autre prix. Nous sommes tenus de connaître, bien à l’avance, les auteurs nominés dont nous disposons déjà des titres. A la proclamation des résultats, nous sommes déjà prêts, le livre est exposé à la vitrine, même si nous devons parfois en faire une commande supplémentaire. Mais il n’est pas question d’attendre les résultats pour faire la commande, nous passerions, dans ce cas, à côté de l’événement et nous ne répondrions pas à la demande du lecteur». Le facteur actualité impose donc à la Maison d’être abonnée aux revues spécialisées, et surtout de recevoir à temps les catalogues des éditeurs étrangers. Et même là, il ne s’agit pas de commander aveuglément les titres, mais d’en apprécier d’abord la qualité et l’impact sur le lecteur tunisien, ce qui exige la mobilisation d’un agent averti pour s’acquitter d’une telle tâche.

Et les auteurs tunisiens?

Il y a un reproche que font régulièrement les auteurs tunisiens à Al Kitab : c’est l’absence de leurs ouvrages en vitrine au profit des auteurs étrangers. Là, Mme Selma crève l’abcès sans le moindre état d’âme : «Je dois vous dire que souvent, le livre tunisien est un échec sur le double plan de la présentation et de la qualité de l’écrit. Si le lecteur tunisien n’achète pas, ou pas suffisamment, c’est là un signe qui ne trompe pas. Où serait l’intérêt d’héberger le livre tunisien en vitrine si personne ne regarde ou n’achète. Cela étant, c’est faux ce que vous avancez: des auteurs comme Mohamed Talbi séjournent assez souvent à la vitrine; il y a des penseurs tunisiens que nous ne pouvons contourner ou ignorer». C’est tout de même frustrant que le libraire ne fasse jamais rien pour le livre tunisien. «Non, la vraie frustration est ailleurs. Il nous est arrivé d’organiser des séances de dédicace au profit d’auteurs tunisiens. Or, l’absence, parfois totale, du public est la plus grande frustration que puisse ressentir l’auteur. Je n’ai rien à perdre de disposer une table et une chaise, et d’offrir quelques boissons. Mais si personne ne vient !… Nous sommes très sollicités dans ce sens-là, mais cela ne nous amuse pas de multiplier les déceptions de part et d’autre. C’est, pour nous, une question de marketing. Par exemple, nous consacrerons, au mois de février prochain, une importante séance de dédicace au penseur égyptien Tarik Ramadhane qui vit en Suisse et qui viendra à Tunis présenter son ouvrage ‘‘L’islam et le réveil arabe’’. Ce n’est pas à nous de faire quelque chose pour le livre tunisien; c’est à l’éditeur de soigner un peu mieux la présentation de l’ouvrage, et à l’auteur de soigner la qualité de son écrit ».

Livres trop chers

Il n’est pas possible de nos jours de trouver un livre édité en France à moins de 27 dinars (sauf en folio). La barre est mise assez haut pour la bourse moyenne du Tunisien, c’est même rédhibitoire pour beaucoup de gens. «Oui, nous sommes les premiers à en être conscients. Mais il n’y a rien à faire. L’éditeur français nous consent 35% de remise sur le prix de vente public. Et c’est sur cette marge que se greffent tous nos frais, ceux du transport en premier lieu. Il ne peut pas faire plus pour nous, Tunisiens, car lui-même, avec la mondialisation, est pris dans un groupe d’éditeurs qui pèsent lourd sur le marché mondial ; or, la Tunisie ne représente presque rien pour lui. Il n’y a qu’Actes Sud qui nous accorde un léger mieux sur l’ensemble de son catalogue. Cette situation nous oblige donc à tabler sur la quantité : nous importons jusqu’à 300 colis par an pour pouvoir alléger autant que faire se peut nos frais de transport».

En revanche, c’est sur le livre tunisien que la Maison semble faire une affaire en exigeant une marge à hauteur de 45% sur le prix de vente public. «Il y a lieu de savoir, d’abord, que le livre tunisien occupe 30% de l’espace général de la librairie, alors qu’il n’est qu’à concurrence de seulement 5% de notre chiffre d’affaires. Mais cela est indispensable pour nous afin de couvrir un peu nos charges salariales qui, elles, se montent à 15% de notre CA».

La force d’Al Kitab

Quoi qu’il en soit, il faudrait, ici, rendre à César ce qui lui appartient. Un petit ouvrage tunisien, sorti juste trois mois après la Révolution tunisienne, a été écoulé, par Al Kitab, à près de 350 exemplaires. Le même titre, sur l’ensemble des librairies du grand Tunis, n’a pas fait plus qu’une centaine d’exemplaires vendus. C’est dire la force, et la position stratégique, de la Maison.

Qui aurait prophétisé à ce petit caprice de Kabadou Jabbès réalisé petitement en 1967 de devenir un jour la librairie la plus importante du tout Tunis?