Les Maghrébins jaloux du «succès» tunisien ?

Le titre-cliché commence à avoir un arrière-goût de
réchauffé. Il n’empêche. Algériens et Marocains continuent d’observer l’économie
tunisienne à la loupe. Les bravaches diront qu’ils jalousent nos succès. Les
plus pondérés préféreront mettre cela sur le compte de la fraternité maghrébine. Car après tout, malgré certaines différences, les contextes sont relativement
similaires. Lors d’une conférence magistrale, un éminent économiste algérien,
Ahmed Bouyacoub, a tenté d’apporter quelques pistes de réflexion sur les
«blocages» de l’économie de son pays. Une analyse minutieuse qui n’a, du reste,
pas fini de faire parler d’elle dans la presse de nos grands voisins.

En brossant son tableau, le professeur Bouyacoub a passé en revue l’essentiel
des indicateurs macroéconomiques algériens, les comparant à ceux de la Tunisie
et du Maroc. Et même si comparaison n’est pas nécessairement raison, les
chiffres fournis (et leur abondance donne le tournis) tournent le plus souvent à
l’avantage de notre pays.

On apprendra ainsi qu’entre 1970 et 2005, la production industrielle
tunisienne a été multipliée par 12. Période durant laquelle elle n’a été «que»
multipliée par 4 au Maroc, et par 2,5 en Algérie, mais par 6 en Turquie.

Bien loin du Maghreb et du Proche-Orient, la tout aussi musulmane Indonésie
fera nettement mieux en multipliant sa production par 25 sur la même période.
Parmi les faiblesses des économies maghrébines, l’auteur évoquera aussi le poids
excessif du secteur informel, et donc du marché parallèle. Ainsi, les souks
alternatifs représenteraient-ils le tiers de la richesse produite par l’Algérie,
mais «bien plus encore», selon le professeur Bouyacoub, dans notre pays et au
Maroc.

L’économiste l’énoncera clairement : «Un tel taux ne permet pas le
développement de l’économie et explique en partie au moins le paradoxe explicité
au début entre les efforts fournis par les pouvoirs publics (…) et les résultats
réels».

Si Ahmed Bouyacoub parle plutôt de la situation algérienne, il n’en reste pas
moins que le même mal frappe les Etats voisins. Les taux de pauvreté assez
importants sont également à porter au passif des économies du Maghreb central.
Selon l’économiste, 18% des Tunisiens sont «pauvres», contre 21,5% des
Algériens, et 33,4% des Marocains.

Si les chercheurs tunisiens se plaignent de la faiblesse des ressources qui
leur sont allouées, ils auront tout de même une (maigre) consolation : ils
sauront désormais que c’est pire encore chez nos voisins. Le professeur
Bouyacoub rappelle qu’en 2005, la Tunisie a consacré 85 dollars (en parité du
pouvoir d’achat, PPA) par tête d’habitant à la recherche et développement, alors
que les Algériens se contentent de 10 dollars, et les Marocains de 30. Des
chiffres qui nous font certes passer pour le bon élève de la région.

Pour relativiser, on apprendra que la France a consacré, la même année, 950
dollars (toujours en parité de pouvoir d’achat et par tête d’habitant) à la
recherche, et les Etats-Unis caracolent en tête avec 1.200 dollars.

L’économiste algérien, citant un rapport de l’Unesco, rappellera aussi que la
Tunisie dépense 1.248 dollars (en PPA) pour son enseignement primaire, alors que
le Maroc en débourse 1.012 dollars (PPA) et l’Algérie se contente de 703
dollars. La même hiérarchie est respectée dans l’enseignement secondaire, 2.026
dollars pour notre pays, 1.750 pour le Royaume chérifien, et 1.026 pour nos
voisins de l’est. Avec 4.634 dollars (PPA), la Tunisie dépensera plus pour
l’enseignement supérieur que l’Algérie (2.870 dollars PPA) et le Maroc (4.113
dollars PPA). A titre de comparaison, la France en dépensera 10.000 dollars (PPA).
En Tunisie, 36% de l’effectif d’une classe d’âge atteignent désormais
l’université, contre des taux de 20% pour l’Algérie, et de 11% pour le Maroc (et
58% en France).

Malgré notre leadership, nous avons encore du chemin à faire, sur le sentier
escarpé du développement. Si nos indicateurs économiques paraissent plutôt bons
en comparaison avec ceux de nos voisins, ils ne tiennent pas vraiment la
distance face à ceux des pays émergents asiatiques. Or, selon Ahmed Bouyacoub,
une référence, chez nos voisins, «la sphère économique ne change pas à coups de
décrets». Et pour cause. L’économiste algérien rappelle que «certains acteurs de
la vie économique développent à la fois des stratégies de défense d’intérêts
établis ou même de conquête de nouveaux intérêts». Pour lui, «les économies de
marché se sont développées parce que la sphère économique a pu obtenir une
autonomie relative. Ce n’est pas encore le cas actuellement en Algérie où la
sphère économique est fortement dépendante de la sphère politique». Les
Tunisiens pourraient donc au choix, pavoiser, ou… s’interroger. Car malgré toute
l’avance censément prise par notre pays, l’économie y est-elle pour autant
réellement indépendante du politique ?