Avec plus de 55.000 étudiants inscrits et une part de marché passée de 5% à 15% en dix ans, l‘enseignement supérieur privé est devenu un acteur incontournable en Tunisie. Mais il souffre encore d’un manque de reconnaissance et d’un cadre réglementaire peu adapté aux évolutions rapides du marché de l’emploi et des nouvelles technologies.

Pour Houbeb Ajmi, vice-présidente de la Fédération nationale de l’Enseignement supérieur privé et de la Recherche scientifique à l’UTICA, estime qu’il est temps de changer de regard sur le rôle du privé. Un secteur en pleine expansion : “55.000 étudiants suivent leurs études supérieures dans un des universités privées” souligne Houbeb Ajmi. Une progression qui illustre, selon elle, une évolution dans la perception des familles tunisiennes : « Le choix d’un établissement ne se fait plus en fonction de son statut public ou privé, mais en fonction de critères objectifs : la qualité de la formation, le taux d’employabilité, les partenariats internationaux et l’épanouissement des étudiants. ».

Répondre aux besoins du marché, un des principaux atouts du privé

« Contrairement au public, nous ne sommes pas contraints par un système rigide d’orientation. Lorsqu’une spécialité n’est plus demandée, nous cessons de la proposer. À l’inverse, nous renforçons l’offre dans les domaines porteurs, comme la santé, le paramédical, l’ingénierie et l’informatique », explique Mme Ajmi.

Elle relève également l’importance des nouveaux métiers liés aux technologies : « Le business analytique, la finance digitale ou encore l’intelligence artificielle figurent parmi les disciplines les plus demandées. Nous devons anticiper ces évolutions pour répondre aux besoins du marché local et international. »

« Le choix des familles évolue : il n’est plus dicté par le statut public ou privé, mais par la qualité de la formation, le taux d’employabilité et les partenariats internationaux. »

 

Le défi de l’autonomie et de l’innovation

Malgré ces avancées, les établissements privés restent limités dans leur capacité à innover : « Aujourd’hui, la majorité des jeunes souhaitent étudier en anglais. Mais pour changer la langue d’enseignement, une université doit engager une procédure d’habilitation lourde et inadaptée. Cela freine notre évolution », regrette Houbeb Ajmi.

Elle alerte également sur l’impact de l’intelligence artificielle générative : « L’IA transforme déjà les méthodes d’apprentissage, mais le cadre réglementaire tunisien n’est pas encore à la hauteur. Il nous faut plus d’autonomie pour innover et accompagner ce changement. »

Une relation à renforcer avec le ministère

La vice-présidente reconnaît que le dialogue avec le ministère s’est amélioré ces dernières années. « Le discours est plus positif, et nous arrivons à échanger », affirme-t-elle. Toutefois, elle constate que le secteur privé reste cantonné à un rôle consultatif. « Nous ne sommes pas suffisamment impliqués dans la préparation des textes de loi, comme celui sur le secteur privé. Pourtant, nous aurions pu contribuer à élaborer un cadre réellement adapté aux mutations mondiales. ».

Pour Mme Ajmi, l’essentiel est de dépasser une vision de méfiance : « Le privé n’est pas un concurrent du public, mais un partenaire stratégique. Dans les pays où l’enseignement supérieur brille, comme aux États-Unis, le système repose sur une complémentarité entre universités publiques et privées. » L’image du privé, un chantier en cours Longtemps perçues comme des « écoles de riches », les universités privées souffrent encore d’une image ambivalente dans l’opinion.

« Le privé n’est pas contraint par un système rigide d’orientation et peut ajuster ses formations aux besoins des secteurs porteurs. »

 

« Cette perception est en train de changer », assure Mme Ajmi. Elle cite notamment les bourses accordées par plusieurs établissements à des étudiants issus de milieux modestes, mais insiste surtout sur la maturité croissante des familles : « Aujourd’hui, les parents choisiraient d’abord un projet pédagogique et non un statut administratif. »

L’enjeu des étudiants étrangers

La Tunisie accueille chaque année des milliers d’étudiants étrangers, venus d’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou d’Europe. « Le potentiel est immense, mais il faut lever les obstacles administratifs et améliorer l’intégration sociale », plaide Houbeb Ajmi.

Selon elle, le privé investit déjà massivement pour attirer ces jeunes : « Nous faisons beaucoup plus que le secteur public pour développer la Tunisie comme destination académique. La qualité de la formation est reconnue, les tarifs sont trois à quatre fois moins élevés que dans d’autres pays, et le coût de la vie reste compétitif. Pourtant, certains étudiants préfèrent partir ailleurs. »

Elle regrette que des pratiques discriminatoires compliquent parfois leur séjour : «Nous devons bâtir une Tunisie accueillante et inclusive, car ces étudiants sont aussi nos meilleurs ambassadeurs à l’étranger».

« L’IA bouleverse l’éducation, mais la réglementation tunisienne limite l’autonomie des universités privées pour s’adapter. »

 

Des perspectives optimistes Malgré les difficultés

Mme Ajmi assure être confiante pour l’avenir du secteur. « Nous travaillons avec le ministère sur la stratégie 2026-2030, et nous sommes déjà plus attentifs aux normes de qualité et aux accréditations. Dans cinq ans, j’espère voir nos universités figurer dans les classements internationaux».

« Nous avons les atouts pour réussir, à condition de mettre l’étudiant au centre de nos décisions. Si chaque réforme est pensée dans son intérêt, le secteur se développera rapidement et durablement».

Cette analyse est confirmée par l’UNESCO* où on estime que dans les institutions   d’enseignement supérieur classiques, autonomes, les étudiants sont formés selon les intérêts et les préférences de leurs enseignants. La plupart des enseignants universitaires ont leur propre perception de leurs domaines et leurs propres idées de ce qui constitue un diplômé correctement préparé, sans égard pour les besoins du marché du travail.

C’est ce qui explique que par le monde, nombreuses sont les corporations d’affaires qui ont décidé de créer le consortium « Carrier Space » et de stipuler clairement ce qu’ils attendent de la part des universitaires d’enseigner afin de satisfaire leurs demandes en rapport avec les TIC.

“Si l’enseignement est reçu avec réticence, voire avec répugnance, c’est que le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d’une blessure ancienne : il a été castré de sa sensualité originelle” estimait Raoul Vaneigem, écrivain et philosophe belge.

A bon entendeur…

Amel Belhadj Ali

EN BREF

  • 55 000 étudiants inscrits dans les universités privées en 2024
  • 15 % de part de marché , contre 5 % il ya dix ans
  • Environ 70 établissements privés agréés
  • Plus de 20 nationalités d’étudiants étrangers accueillis, principalement d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et d’Europe
  • Frais de scolarité : trois à quatre fois moins élevé que dans des pays concurrents (Maroc, Turquie, France)
  • Contribution croissante à l’ employabilité dans les filières santé, ingénierie, informatique et finance.