«Dans les années soixante, la Tunisie voulait réaliser son autosuffisance alimentaire. Dans les années 90, on a commencé à parler de souveraineté alimentaire. Aujourd’hui, il est temps d’adopter des politiques et des stratégies pour notre souveraineté alimentaire et accorder à l’agriculture l’importance qu’elle mérite en tant que secteur économique revêtant une importance majeure. Nous devons investir dans une agriculture gratifiante, performante et sécurisante et ne pas en faire un filet de sauvetage social », appelle Saloua Khiari, ancien haut cadre du ministère de l’Agriculture.

La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, soit les plus grands producteurs et exportateurs de céréales au monde, a suscité, ces derniers jours, une envolée des prix de ces denrées alimentaires dont la Tunisie est particulièrement friande.

Affolée, la population a commencé à constituer des stocks stratégiques (sic) dévalisant grandes surfaces voire épiciers de quartiers alors qu’il n’y aurait pas de péril imminent du moins pour les 4 mois à venir. Des commandes fermes, au prix des cours qui ont précédé le déclenchement de la guerre ont déjà été effectuées avec l’ouverture de lettres de crédit pour couvrir les achats jusqu’aux mois de mai, juin et juillet prochains. Elles assureraient l’approvisionnement du pays jusqu’à la prochaine récolte. La gageure est plutôt, aujourd’hui, d’honorer les engagements financiers pour que les commandes ne changent pas de destination.

Le défi du gouvernement, absent sur le plan communicationnel, est aussi de tranquilliser une population grande consommatrice de pates alimentaires en la rassurant sur la capacité de l’Etat à répondre à ses besoins immédiats et dans les semaines à venir, notamment pendant le mois du ramadan. Pour l’instant, seule l’Organisation tunisienne pour informer les consommateurs (OTIC) diffuse communiqué sur communiqué pour sensibiliser les Tunisiens pour ce qui est de la disponibilité des denrées alimentaires de base.

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« Nous avons de quoi couvrir nos besoins de consommation pour la période à venir… La peur de la rareté des denrées alimentaires de base et l’augmentation des prix est sans fondement et fait le jeu des spéculateurs qui profitent de nos peurs pour augmenter les prix », dit-elle.

Reste que la guerre entre la Russie et l’Ukraine rappelle à une Tunisie qui, pendant longtemps, a pris de haut le secteur agricole, que sa souveraineté alimentaire relevant, monsieur le président Kaïs Saïed, de la sécurité nationale, dépend de l’importance qu’il accorde à l’agriculture dans ses stratégies de développement économique.

« Aujourd’hui, la seule alternative pour assurer notre sécurité alimentaire est de compter sur nos propres moyens. Lors de la prochaine compagne, la Tunisie doit axer la production agricole dans les gouvernorats du nord-ouest du pays sur les céréales. Je parle de Bizerte, Jendouba, Béja, Le Kef et une partie de Siliana. Il faut rationaliser la consommation de pain et de pates et emblaver plus de terres », indique Abdejlil Moualhi, expert dans l’agriculture.

Des mafias spécialisées dans le trafic des céréales

La Tunisie compte aujourd’hui 4 millions d’hectares de terres cultivées dont 440.000 hectares servent au fourrage et 84 000 hectares aux légumineux. 1,2 million sur 1,75 million hectares destinés aux grandes cultures est consacré aux céréales.

Pendant des années, on a cultivé le blé dur sur 550 000 hectares devenus 678 000 ha en 2011, 663 000 ha en 2013 pour se maintenir à 540 000 ha depuis.

Quant à la superficie consacrée au blé tendre dont la Tunisie importe plus de 90% de ses besoins, elle a été réduite comme peau de chagrin, passant de 129 000 ha en 2011 à 65 000 ha en 2020.

Les terres plantées d’orge sont aujourd’hui de 510 000 ha alors qu’elles couvraient 625.000 ha en 2012.

Les céréales occupent une place essentielle dans le système alimentaire tunisien, avec une consommation moyenne par personne et par an de 181 kg. Elles représentent 50% du volume des importations alimentaires et la matière de base la plus importante fournissant 52% de calories et 53% de protéines.

Entre 2011 et 2020, les importations céréalières ont évolué de manière édifiante. De 3,6 millions de quintaux de blé dur importés en 2011, nous en sommes aujourd’hui à 8,2 millions de quintaux. Le blé tendre, lui, est passé de 9,7 millions de quintaux livrés en 2011 à 13 millions de quintaux depuis 2020, en passant par 10,7 millions en 2016.

Les importations de l’orge sont passées de 2,3 millions de quintaux en 2011 à 10 millions de quintaux en 2020. Les quantités de céréales importées ont plus que doublé depuis 10 ans.

A l’origine, différents facteurs dont le changement climatique, la diminution des terres cultivées et le gaspillage. Mais la grande plaie est surtout le développement de mafias et de contrebandes spécialisées dans le trafic de ce produit précieux et son écoulement sur les marchés de pays voisins.

Aussi, seules 24 des 28 minoteries et semouleries existantes fonctionneraient, et une partie de la production compensée, rappelons-le, sert à nourrir les cheptels à cause de la cherté des fourrages.

«Nous pouvons pallier cet état de choses, explique Saloua Khiari, tout d’abord en consolidant la production nationale. En Tunisie, il y a 245.000 ha de périmètre irrigués publics et 200.000 hectares privés. Nous pourrions emblaver 120.000 ha de céréales en irrigué dans le public, ce qui donnerait plus de 50 quintaux à l’hectare, soit 6 millions de quintaux fixes bon an mal an. Cette quantité conjuguée aux 12 millions de quintaux produits par le 1,1 million d’hectares ensemencés de céréales chaque année donneraient 18 millions de quintaux de production annuelle, limiteraient les importations et diminueraient la pression sur les réserves en devises. L’Etat doit aussi renforcer son système de contrôle sur toute la chaîne de production et de distribution des céréales. Pour cela, la seule solution est la digitalisation de tout le processus qui démarre à l’arrivée des marchandises aux ports et passe par le stockage, la transformation, la sortie de la marchandise des minoteries et sa distribution, ce qui permettra de réaliser des économies d’échelle. La digitalisation permet également la traçabilité. Chaque kg de blé doit être comptabilisé et son destinataire connu ».

Le gouvernement Bouden est-il réellement conscient de la gravité de la situation et de la nécessité de prendre des décisions réfléchies et rapides pour éviter tour risque de pénurie sur le sol national alors que la guerre vient tout juste de démarrer et risque de durer plus longtemps qu’on le prévoyait ? Ou est-ce que la Consultation nationale et les modalités d’accès gratuit à internet pour y participer sont plus importantes que le pain quotidien du Tunisien ?

Amel Belhadj Ali

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