Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) vient de publier une étude sur le secteur informel en Tunisie réalisée par le chercheur Abderrahmane Ben Zakour. L’auteur y procède à l’état des lieux du secteur de l’informel en Tunisie, y énumère les raisons de son développement et les acteurs « économiques impliqués », et donne des exemples sur les pays qui ont adopté des stratégies pour juguler ce phénomène nocif pour l’économie.

En Tunisie, le trop d’Etat est néfaste pour l’économie informelle, et le pas d’Etat est catastrophique sur le plan social, estime l’auteur qui recommande un juste dosage que l’Etat doit mettre en œuvre dans l’économie en général et dans l’informel en particulier.

Mais d’abord, quelques constats. Selon lui, après 2011, la Tunisie a vu la part du secteur informel passer de 30% à 53% du PIB.

« Sous le couvert de sociétés légalement constituées qui créent de l’emploi, la contrebande importe des marchandises en maquillant les déclarations de douane moyennant des pots-de-vin, puis ces marchandises sont réinjectées dans les circuits officiels et légaux (formels). D’après des spécialistes et experts, depuis 2011, les fraudes douanières se chiffrent à environ un milliard de dinars : un grand manque à gagner fiscal pour l’Etat ».

Ceci est confirmé par nombre d’acteurs économiques qui affirment que le plus grand nombre des produits de contrebande passe par des zones sous-douanes, notamment le port de Radès. A ce jour, il n’existe aucune enquête approfondie à propos du trafic qui y est perpétré et des pertes engendrées pour l’Etat à cause de ce trafic. La solution ? Numériser et libéraliser !

Pour Abderrahmane Ben Zakour, la solution idéale serait la libéralisation. « Libérer le foncier, l’agricole, ainsi que l’économie sociale et solidaire ».

Dans l’étude, il parle de l’étendue de l’informalité du foncier agricole d’une Tunisie qui n’a pas inventorié ses terres. « Nous ne pouvons pas passer sous silence un aspect que l’on n’a jamais étudié, un aspect que l’on a à peine effleuré, son impact sur la production et la productivité agricole est très importante, à savoir l’informalité du foncier agricole… Il y a une irrationalité juridique de l’informalité qui touche l’Etat de la propriété foncière agricole en Tunisie. Peut-on imaginer que jusqu’à l’année 2016, le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières ne connaissait pas la totalité des terres agricoles et non agricoles qui lui appartiennent ou susceptibles de lui appartenir. Est-il possible que des familles ou des ‘AROUCHS’ exploitent, depuis plus de 80 années, des terres agricoles sur trois ou quatre générations – de père en fils – sans détenir aucun titre de propriété ? ».

Comment respecter les lois lorsque l’Etat n’exerce plus la violence légitime pour protéger aussi bien son patrimoine que celui de ses citoyens que nous avons vu spoliés tout au long de cette décennie ?

L’Etat a aussi adopté une complicité laxiste à l’égard de toutes les activités informelles, en laissant l’informel se développer à deux niveaux différents, déplore l’auteur de l’étude.

Au niveau des zones frontalières (Libye et Algérie) et pour des raisons socioéconomiques, des jeunes, exclus du développement et devenus contrebandiers, pratiquaient tout genre de commerce avec les deux pays voisins. Ils pouvaient gagner leur vie, certains se sont bien enrichis.

A l’intérieur du pays et surtout dans les grandes villes, et pour les mêmes raisons socioéconomiques, des commerçants ambulants, des micro-entrepreneurs dans des activités de production et de service évoluent dans l’informel.

Sur une période de neuf années, après le 14 janvier 2011, la démocratie politique a été suivie d’une grande démocratisation de la corruption (police, justice, douane…). Et pendant que les guéguerres politiques battaient leur plein, un secteur informel a proliféré. Selon les estimations de la Banque mondiale, il est de l’ordre de 40%, et avec des membres du Parlement, affairistes très influents, « on peut comprendre pourquoi certaines lois ont été votées et comment. L’argent a joué un grand rôle dans le jeu politique à tel point que l’ARP est devenue un “mercato“ où certains députés se vendent au parti politique le plus offrant : première mise à prix : 50 000 dinars ».

Les finances publiques et les équilibres commerciaux et financiers de l’Etat sont au rouge. « Les avoirs en devises de la Banque centrale n’ont jamais atteint ce minimum depuis une vingtaine d’années. Le volume de la dette extérieure est de l’ordre de 80 % du PIB. En catimini, Les riches barons de l’informel s’immiscent dans la politique et tentent de bloquer toutes les lois susceptibles de leur porter préjudice. Les élections de 2019 ont permis à quelques contrebandiers d’être élus députés à l’Assemblée des représentants du peuple. En 2017, l’ARP a refusé de voter une loi qui interdit le paiement cash des sommes supérieures à 5 000 dinars. Ce refus de la traçabilité des fonds est un indice de la complicité des membres de l’ARP. Une grande partie des 15 000 associations caritatives créées après 2011 est soupçonnée de financer les groupes terroristes selon l’auteur de l’étude. Le rapport de la Cour des comptes de l’année 2013 (gouvernement de la Troïka) avait relevé plusieurs malversations financières dans le budget de l’Etat : 875 millions de dinars se sont évaporés sans aucune justification, aucun respect des règles et normes d’enregistrement de la comptabilité publique ».

Quid de l’expérience marocaine ?

Pour faire face au raz de marée de l’informel nourri par une “alliance sacrée“ entre politiciens véreux et mafias de la contrebande et trouvant des foyers favorables au développement de l’informel auprès des jeunes désœuvrés ou désespérés à cause de trop d’inactivité, l’idée force est d’encourager l’auto-entrepreneuriat.

Au Maroc, on a mis en place tout un programme pour encourager les auto-entrepreneurs, en mettant à leur disposition des informations, une formation sur la pratique des affaires, de l’accompagnement, un suivi et une évaluation.

« Les avantages du statut d’auto-entrepreneur marocain sont une simplification administrative des procédures de création et de cessation d’activité, une dispense de la tenue d’une comptabilité, pas d’obligation d’inscription au registre du commerce, la possibilité de factures aux clients (hors TVA) et d’exercer à domicile (lieu légal d’exercice). Mais aussi, les biens meubles et immeubles utilisés pour l’activité ne peuvent être saisis par procédure judiciaire et la fiscalité est symbolique, réduite et simplifiée avec la possibilité d’avoir un nom commercial ».

Pour Abderrahmane Ben Zakour, les responsables marocains ont innové dans le domaine de la formalisation des micro-activités informelles en simplifiant les procédures. D’ores et déjà, 71 fichiers statistiques par activité et par région des opérateurs, jadis informels, sont devenus possibles. Les impôts (les recettes de l’Etat) même si elles sont symboliques sont de nature à créer une dynamique et à encourager les informels à se formaliser.

Lutte contre l’informel : l’exemple portugais

L’expérience portugaise est aussi inédite, estime l’auteur de l’étude. Dans tous les pays du monde, les petits commerces et les services sont des activités très difficilement contrôlables par le fisc pour deux raisons : leur nombre est très élevé et les transactions se font en liquide (cash), c’est-à-dire aucun document ne reste pour attester le montant de la transaction. Par ailleurs, si le fisc désire contrôler tous les opérateurs par ses propres agents, et procéder à l’estimation des recettes et bénéfices, le coût du contrôle pourrait bien être supérieur aux recettes fiscales escomptées. L’Union européenne a donc exigé du Portugal de contrôler et minimiser le poids du secteur informel, estimé à plus de 40 %, pour pouvoir intégrer l’Union. Pour ce faire, les Chambres de commerce (CC) portugaises, en collaboration avec l’administration fiscale, avaient pris l’initiative de distribuer gracieusement des caisses enregistreuses à tous les petits commerçants et fournisseurs de services. A la fin du mois, elles venaient récupérer les rouleaux d’enregistrement pour des motifs comptables.

Les CC organisaient régulièrement des tombolas avec des lots intéressants, ce qui a incité les consommateurs à exiger les tickets de caisse pour les garder afin de participer au tirage des tombolas. Une démarche qui a servi à l’administration fiscale pour contrer la fraude fiscale et la sous-déclaration des recettes, et donc de l’impôt.

Ainsi, au cours d’une fête urbaine, des milliers de lots gagnés par cette loterie sont distribués aux clients. Par ce système, ce sont les clients qui exigent leurs reçus et le fisc contrôle les recettes des commerçants et des fournisseurs de services. Il est entendu que les données informatisées des caisses enregistreuses sont collectées par les CC qui les communiquent à l’administration fiscale, de ce fait l’assiette fiscale se trouve élargie. Le résultat a permis au Portugal d’avoir son billet d’entrée à l’Union européenne puisque, en cinq années, la part du secteur informel a été ramenée de 40 % à 15 %.

La Tunisie peut largement s’inspirer de cette expérience portugaise pour élargir l’assiette fiscale ; elle peut l’appliquer au moins pour certaines activités comme les bars et cafés dans les quartiers huppés.

Rappelons à ce propos que feu Slim Chaker avait projeté d’imposer les caisses enregistreuses dans tous les commerces lorsqu’il était ministre des Finances. Malheureusement, les mafias soutenues par des représentants à l’ARP et dans les partis politiques ont fait capoter ce projet.

Aujourd’hui, la Tunisie a plus que jamais besoin de gagner sa guerre contre les mafias de l’informel et de la contrebande. Mais l’Etat en a-t-il les moyens, la volonté et la force de frappe ?

Amel Belhadj Ali