A sa manière et avec son objectif de photographe, c’est un slam pour les chiens abandonnés, libres et errants que scande le photographe Kais Ben Farhat. Comment ne pas voir dans sa nouvelle collection de photos un hymne à tous les toutous, clébards et roquets qui arpentent les villes et les campagnes sans niche fixe, ni autre boussole que leur instinct de survie ?

Ces photos très épurées, tendres malgré la réalité brutale qu’elles saisissent, sont d’abord une interpellation de toutes nos consciences molles qui préfèrent toujours regarder ailleurs.

Kais Ben Farhat invite, à travers son exposition “Vie de chien” qui se poursuit jusqu’au 23 janvier 2022 à la galerie Saladin, à regarder une réalité palpable et, sans apitoiement, à mesurer la volatilité de la cause animale. Ces chiens égarés dans les méandres ruraux et les labyrinthes urbains, il les regarde en face, fixe leur image et sait parfaitement capturer les paradoxes entre errance vagabonde et liberté animale.

Le photographe, écrit Hatem Bourial, parvient aussi à délimiter le hiatus qui sépare un chien isolé et une meute, l’écart parfois imperceptible entre un animal qui batifole et un autre qui a faim.

Sans forcer le trait ou plus précisément les contrastes, Kais Ben Farhat rend simplement compte d’un pan du réel sans omettre d’en souligner la beauté à la fois cruelle et fugace.

Car ces chiens sont porteurs d’une esthétique, représentés dans un contexte qui les sublime. Dans la joie qui émane d’une course dans les champs ou la solitude d’un chien surplombant une ville floutée, le photographe traque la beauté plastique là où elle ne se trouve pas.

Dans les milliers de nuances qui oscillent entre le noir et le blanc des photos, il sait aussi célébrer cette beauté insoupçonnée. Le photographe en devient littéralement un médiateur objectif c’est-à-dire une sorte de démiurge qui, par un tour de force artistique, révèle un réel occulté et la dérive permanente des vies de chiens.


Ce faisant, il nous rappelle que s’ils sont très présents dans la mosaïque antique, les chiens ne figurent que rarement dans les registres contemporains.

Du “cave canem” qui prévenait les passants aux chiens de chasse de la “venatio” romaine, plusieurs traces subsistent dans nos tesselles toujours palpitantes. Mais, de nos jours, les chiens sont plus nombreux à courir à leur perte, sans abri ni maître, qu’à s’épanouir dans le monde des créateurs d’art.

Tout en comblant ce manque, Kais Ben Farhat reste fidèle à ce qui fait son cachet propre : des plans panoramiques, des mises en abyme, une dialectique des ensembles, un dialogue feutré des tonalités et des photographies qui s’emparent du fugace tel qu’il s’écoule.

Si l’œil peu exercé ne voit pas ce qui est subreptice, ces instants fragiles n’échappent pas à l’objectif de Kais Ben Farhat qui, sans concessions ni surcharge, les configure esthétiquement. Dans cette collection d’œuvres qui sont autant de vibrants plaidoyers, le photographe pourrait reprendre à son compte l’aboiement chanté de Léo Ferré dans son fameux “Je suis un chien”.

Kais Ben Farhat, avec son bestiaire canin, n’en établit pas moins de troublants parallèles puisque ces chiens et leur chienne de vie, nous ressemblent un peu, beaucoup, énormément, à la folie des caniches déboussolés et des molosses toutes dents déployées.

Cette collection de photos est-elle une manière de fable, une métaphore de nos vies ou une spirale qui nous enroule et questionne ? On peut face à ces chiens en mouvement perpétuel mais traqués dans un carrousel qui tourne sur lui-même, reconnaître des joies éphémères et des détresses auxquelles il est difficile d’échapper. Faut-il dès lors déceler l’humain dans chaque chien et se convaincre qu’en filigrane, ces photos disent le dérisoire du sens introuvable et le sublime qui fonde des valeurs partagées comme l’entraide, la fidélité ou la résilience ?

Dès lors, Kais Ben Farhat qui rassemble ces photographies depuis cinq ans et sa rencontre impromptue avec un cabot naufragé à Zaghouan, instaure un univers plastique et éthique, interroge nos regards et inverse les perspectives. C’est ainsi qu’à l’image des philosophes cyniques, il se met lui aussi dans la peau d’un chien et nous place résolument dans une révolution copernicienne. Car au fond, c’est bien notre course éperdue que ces photos décrivent : nous sommes bel et bien des chiots avec ou sans pedigree, saisis par procuration dans l’objectif d’un photographe ivre de correspondances cyniques.

Kaïs Ben Farhat, né en 1986 à Tunis, est diplômé en photographie de l’Académie d’Arts de Carthage en 2009. C’est un jeune photographe passionné malgré son parcours atypique…

” On dit souvent de moi que je suis introverti et très sensible (ça ressort dans mes photos). Mon côté rebelle m’a motivé à quitter les bancs de l’école car je me sentais à l’étroit. Les professeurs négligeaient l’apprentissage de l’esprit critique et marginalisaient tout ce qui est artistique… Au départ, beaucoup de gens critiquaient ma décision et voyaient en moi un futur raté. J’ai depuis obtenu un diplôme universitaire en photographie et un prix Canon. Cette réussite a une saveur particulière car elle représente une revanche sur la vie, le système et tous ceux qui n’ont pas cru en moi… “.

Il a fait de la photographie son métier et compte à son actif plusieurs expositions : ” La voix de la révolution ” à Cap Gammarth en 2011, ” Entre deux mondes ” à la Maison de l’image en 2018, ” Catharsis ” à ” El Teatro ” en 2019.

Il a organisé des expositions individuelles : Kais Ben Farhat a par ailleurs exposé en groupe depuis 2009, lors des Rencontres Internationales de la Photographie de Ghar El Melh, puis à l’espace ” Tahar Haddad “, ainsi qu’à la galerie ” Sadika ” et à ” El Teatro “, et lors du Printemps des Arts de la Marsa. Il a participé à des expositions collectives ; avec le Syndicat des métiers des Arts Plastiques, au Café Culturel Liber’Thé, au Village Ken, à la Galerie Dada, à l’Espace Ain, au Central Tunis, au Goethe Institut, à l’Espace42, lors du salon Pour l’amour de l’Art à l’Institut Français de Tunisie, au Centre Culturel 421, à Espace Fadhel Achour, La Marsa, puis dernièrement avec la galerie Archivart à la Fondation Tunisie pour le développement.

Par ailleurs, Il a participé à des Workshops de Photographie avec des photographes de renoms tels que Patrick Zackman de l’Agence Magnum, Martin Bureau de l’Agence France Presse, et avec Antonin Borgeaud Il a obtenu le 2ème prix du concours Canon en 2008, le 3ème prix concours ” Beit El Bennani ” en 2017, le 1e prix du concours de l’Association Chokri Belaid pour la créativité et les Arts en 2019 et 1e prix du concours photographique organisé par la Municipalité de l’Ariana en 2021.Il a aussi été membre du jury du concours photo organisé par le Club photo de Tunis en 2018, ainsi que celui organisé par l’ATUGE en 2019. Ses œuvres ont été acquises par l’Etat et par des collectionneurs privés.