Nos médias ne s’intéressent pas beaucoup aux députés technocrates, sur-diplômés et dotés de CV impressionnants. Ces députés minoritaires à l’ARP mais qui ont l’avantage de maîtriser la machine administrative et de comprendre le fonctionnement des rouages de l’Etat sont ignorés parce que, conscients de l’importance du respect des institutions et de la fragilité de l’Administration, ils ne sont pas dans la logique du buzz.

Et pourtant, ce sont eux qui essayent de faire avancer les choses à l’ARP et qui peuvent déceler les failles dans les discours des ministres «politiques» parachutés dans des postes et des lieux qu’ils n’avaient jamais imaginé pouvoir occuper.

Parmi eux, Leila Ouled Ali, députée Tunis 1 et qui fut la première à prendre l’initiative de proposer une loi RSE (Responsabilité sociétale de l’entreprise) à l’ARP votée au mois de juin 2018. Une loi qui attend que les juristes du Premier ministère élaborent ses textes d’application pour entrer en vigueur.

Entretien

WMC : Qu’est-ce que cela fait d’avoir été la première députée à faire adopter une loi conçue de bout en bout par votre groupe parlementaire et votée ?  

Leila Ouled Ali : Je suis très fière de cela. Comme vous le savez, il n’est pas facile pour une femme au Parlement de voir son projet de proposition de loi aboutir. Une loi nécessite au préalable des études approfondies qui attestent de son utilité et de sa faisabilité.

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J’appartiens à la fonction publique et je sais de quoi je parle, cela nécessite un investissement financier et une expertise humaine. J’ai passé 1 année et demie pour préparer cette loi, parce qu’elle revêt une envergure économique, sociale et environnementale.  J’en suis fière parce qu’avec le peu de moyens que nous avons au Parlement, j’ai pu la faire aboutir.

Les députés ont procédé auparavant à des amendements mais sans oser une nouvelle loi, et je les comprends parce qu’avec le peu de moyens dont nous disposons au Parlement, ce n’est pas évident. Nous souffrons d’un manque de moyens, d’expertise et d’assistance technique…

En quoi consiste exactement la loi RSE et comment pourrait-elle œuvrer à améliorer l’environnement socio-économique ?

Je considère cette loi comme un mécanisme innovant pour le financement des projets dans le domaine du développement durable. Elle oblige toutes les entreprises, et les institutions publique ou privés, à consacrer un budget pour le financement de projets d’ordre économiques et sociale pour la population défavorisée, en fait cette loi c la responsabilité sociétale de l’entreprise, généralement l’entreprise se soucie seulement de ses profits maintenant il faut que ça change et que l’entreprise assume sa responsabilité sociétale, et contribue au développement de son environnement…

Je considère cette loi comme un mécanisme innovant pour le financement des projets dans le domaine du développement durable

L’expérience Ikea en matière de RSE a été des plus gratifiantes. On parle d’une initiative qui a permis de neutraliser l’animosité des jeunes dans des banlieues misérables aux Etats-Unis en s’engageant avec eux dans l’aménagement et l’équipement des lieux de loisirs qui leur sont destinés à eux et aux enfants de leurs cités. Est-ce l’idée ?

L’idée de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) a été conçue pour deux raisons principales : tout d’abord, les expériences ont démontré que les entreprises qui ne pensent qu’à leur profit ne peuvent plus survivre sans prendre en considération la population environnante. In fin, l’entreprise sort perdante par ce qu’elle ne sécurise pas son périmètre social.

Il y a des compagnies qui font de la prospection pétrolière, épuisent les réserves hydrauliques et privent les générations futures de profiter de leurs richesses naturelles

A international, il y a des résolutions qui ont conclu qu’on ne peut pas continuer à laisser les entreprises exploiter les ressources naturelles, polluer l’environnement et causer du tort aux populations sans investir dans la protection de cet environnement et aider les occupants des lieux, mais aussi prendre en considération les générations futures.

Il y a des compagnies qui font de la prospection pétrolière, épuisent les réserves hydrauliques et privent les générations futures de profiter de leurs richesses naturelles. Elles polluent également et l’impact est bien sûr négatif.

Les conséquences d’une absence de politiques RSE jusqu’au début du 21ème siècle a incité la communauté internationale à pousser les entreprises à prendre en considération l’environnement direct et l’avenir des populations dans la portée sociale, économique et environnementale, donc dans la dimension développement durable.

En Tunisie, quels sont les exemples qui illustrent au mieux les compagnies qui exploitent les richesses et sont indifférentes à l’environnement ?

L’exemple le plus connu est celui de la CPG (Compagnie des phosphates de Gafsa) qui n’a jamais respecté l’environnement social et naturel. C’est la raison pour laquelle cette entreprise a vu son heure de gloire dans le passé et que son image s’est détériorée avec le temps.

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Elle a contribué énormément au PIB du pays, mais n’a pas pris en considération la population et lui a causé énormément de tort. Depuis 2008, nous n’arrêtons pas de chercher des solutions pour faire sortir cette entreprise de son marasme… Mais jusqu’à présent en vain.

Les pistes suivies ne sont pas efficaces et nous continuons à tort à les prendre. Parce que sans participation réelle des habitants et de la société civile dans la mise en place de solutions, rien ne se passera.

Nous avons financé des équipes de football pour acheter des joueurs et des projets qui n’ont eu aucun impact sur la population

Qu’avons-nous fait ? Nous avons créé des sociétés d’environnement pour des gens qui ne travaillent pas. Ce sont des emplois fictifs pour lesquels nous avons dépensé, depuis 5 ans, plus de 500 millions de dinars.

Conséquence : aucun résultat tangible. Nous avons financé des équipes de football pour acheter des joueurs et des projets qui n’ont eu aucun impact sur la population. C’est pour cela que nous nous retrouvons dans un cercle vicieux alors que nous aurions pu nous placer dans le cercle vertueux.

La loi RSE fixe le cadre pour la mise en place d’un nouveau cadre relationnel entre ce genre de compagnies et leur environnement physique et humain.

Le projet que nous avons adopté est un projet qui se veut un outil de réconciliation entre l’entreprise et son environnement social et physique. Il s’agit d’améliorer la gouvernance des fonds alloués aux entreprises à responsabilité sociétale.

En tant que députés, nous avons vu qu’il y avait une mauvaise gouvernance et une mauvaise gestion de ces fonds. L’Etat a beaucoup investi mais il n’y a pas eu un impact direct sur la population.

Comment faire dans ce cas ? Tout d’abord acculer ces entreprises à consacrer un budget pour financer des projets pour les jeunes en chômage, pour la formation, l’accompagnement, le coaching, etc. Mais aussi créer des centres de loisir et de distraction pour les familles et améliorer la qualité de vie pour les habitants des régions en souffrance.

En Inde, les entreprises ont financé des Start-up pratiquant les mêmes activités qu’elles-mêmes exercent. Les résultats sont édifiants. Pareil pour la Chine.

Certaines entreprises privées et quelques banques agissent énormément dans le socioéconomique mais ce n’est pas visible.

Dans notre pays, il y a aussi des initiatives prises par nos compatriotes mais nous ne les voyons pas. Certaines entreprises privées et quelques banques agissent énormément dans le socioéconomique mais ce n’est pas visible.

Alors, en tant que législateurs, nous avons pensé qu’il faut mettre un cadre légal aux activités RSE.

Petrofac a beaucoup fait à Kerkennah, cela n’a pas empêché les jeunes de la région de la paralyser pour plus d’une année ?

Je pense que pour Kerkennah c’est très complexe. Les intervenants sont nombreux et il faut procéder à une analyse approfondie de la situation pour comprendre les dessous de la crise. Il n’empêche que l’Etat n’a pas été présent, n’a pas cherché à gérer le problème de gouvernance des fonds dispensés par Petrofac dans le cadre de sa politique RSE, et il y a un problème de communication.

Les fonds RSE doivent passer par un conseil auquel participent tous les intervenants dont la société civile et les premiers concernés, public et privés

C’est pour cela que, dans le cadre de notre loi, nous prévoyons que l’entreprise elle-même gère les fonds alloués à la population ou consacrés à la préservation de l’environnement. Il ne faut pas que le gouvernorat intervienne à ce niveau-là.

Après diagnostic de la situation et après consultation de la société civile, nous avons décidé que les fonds RSE doivent passer par un conseil auquel participent tous les intervenants dont la société civile et les premiers concernés, public et privés. Tous participent à l’identification des projets utiles pour la région. Des projets qui doivent émaner de la base et de besoins réels, non fictifs et non parachutés par je ne sais qui.

Je ne voudrais pas m’attarder sur Kerkennah ou Gafsa parce que les politiques suivies à ce jour ont été un fiasco jusque-là.

Cette année, 60 MDT ont été consacrés par la CPG dans le cadre de sa politique RSE : 20 MDT ont été classés dans les dépenses

Ceci étant, il faut reconnaître que la gestion des fonds pose problème. Cette année, 60 MDT ont été consacrés par la CPG dans le cadre de sa politique RSE : 20 MDT ont été classés dans les dépenses. Notre stratégie d’intervention était-elle la bonne ? Nous n’en savons rien. Qu’avons-nous fait de ces 20 MDT ? Personne ne le sait ! Il n’y a pas une bonne gouvernance rationnelle pour ces fonds.

La nouvelle loi stipule et exige la création d’une commission régionale, qui va être consultée lors de l’élaboration des projets ou les proposer. Elle assurera le suivi de l’investissement et des fonds pour voir si les projets ont été réellement réalisés, si les objectifs escomptés ont été atteints, et si l’entreprise a réalisé les projets qu’elle a promis.

Il y a un problème dans la consommation budgétaire des fonds alloués aux grands projets dans les régions.

Il y aura un comité de pilotage mais l’argent ne passera pas par cette commission parce que nous allons tomber dans la lourdeur administrative. Il faut qu’il y ait une dynamique d’exécution et de pilotage qui permette de dépasser les entraves que nous connaissons tous. Le fonds doit être géré à la manière des privés. Il y a un problème dans la consommation budgétaire des fonds alloués aux grands projets dans les régions. Nous n’avons pas atteint les 100%, on parle même de 30 à 40% maximum. Les fonds existent mais l’exécution ne suit pas. C’est ce qui explique que, dans la loi qui vient d’être promulguée, nous ayons envisagé que le fonds ne passe pas par l’administration.

Il faut que les entreprises elles-mêmes décident, en concertation avec les commissions régionales, des projets prioritaires et qu’elles gèrent les fonds en concertation avec les différents intervenants.

Et la communication dans tout cela avec les entreprises et pour les entreprises concernées par la loi ?

Nous y comptons bien. La loi prévoit une communication de haut niveau. Les entreprises doivent publier des rapports de leurs activités RSE, et elle prévoit un prix national pour les meilleurs projets réalisés dans le cadre de la RSE. Il s’agit d’encourager les entreprises à faire de leur mieux pour financer de bons projets qui ont un impact important sur la population, mais aussi pour valoriser le rôle de l’entreprise et son effort dans la région.

Les habitants de Tataouine doivent réaliser que telle entreprise pétrolière a financé un centre pour jeunes ou un hôpital. Si des problèmes sociaux surviennent dans la région, ce sont les bénéficiaires de ces projets qui prendront l’initiative de défendre l’entreprise. C’est le meilleur moyen d’assainir le climat social aussi. Il faut recréer différemment les notions d’appartenance et d’adhésion.

En Tunisie, il ne faut plus voire les chefs d’entreprise comme des vampires mais plutôt comme des partenaires à part entière dans le développement de la région et l’amélioration de la qualité de vie. En communiquant sur les projets, en communiquant sur leur réussite, nous œuvrons à créer une atmosphère positive pour l’investissement.

A l’international, des chiffres ont montré que les entreprises qui ont réussi leur mission RSE ont augmenté leurs profits et ont particulièrement réussi

J’ai, à ce propos, apprécié les déclarations à la radio d’un homme d’affaires. Il a affirmé qu’il n’aimait pas appeler l’engagement de l’entreprise dans son environnement direct de “responsabilité sociale“ mais plutôt d’engagement sincère de leur part pour changer leur environnement social et économique, ce qui assure la pérennité et le profit.

A l’international, les chiffres ont montré que les entreprises qui ont réussi leur mission RSE ont augmenté leurs profits et ont particulièrement réussi. Il est temps pour qu’en Tunisie les choses changent au niveau de nos problèmes économiques.

Je voudrais préciser que les entreprises en difficulté ne seront pas inquiétées, ce sont plutôt celles qui sont performantes et qui ont les moyens de consacrer un budget à la RSE.

La loi votée au mois de juin contribuera au changement du modèle économique de notre pays. Il ne faut plus attendre que l’Etat verse le budget pour des projets non structurants dans les régions.

Les investissements des entreprises dans la RSE seront-ils exonérés d’impôts ?

Il y a de grands avantages pour les entreprises s’agissant des projets d’ordre social et environnemental. Nous pouvons améliorer pour introduire tout ce qui est projets RSE en introduisant des encouragements aux entreprises concernées au niveau de la fiscalité. Nous en discuterons éventuellement dans le cadre du budget de l’Etat 2019.

Les décrets d’application n’ont pas encore été élaborés par le gouvernement. Que prévoient-ils ?

La loi prévoit deux décrets, parce que dans le même temps, il y a création de l’observatoire liée au gouvernement qui va assurer le suivi des projets et fonds RSE sur tout le pays. La loi oblige les entreprises à suivre une politique RSE, mais dans une première étape, elle ne sanctionne pas. Mais grâce à l’observatoire, nous pourrions connaître celles qui nuisent à l’environnement et qui ne font rien pour le préserver.

Vous êtes très orientée développement durable ?

Je suis entrée au Parlement pour œuvrer à changer notre modèle économique dans le sens du respect du développement durable. Je pense à l’avenir et aux générations futures et j’estime que j’ai un devoir envers eux : préserver leur héritage. Je me considère comme une députée d’Etat et non une députée politique.

Pour moi, le développement durable consiste en 3 axes essentiels : l’environnemental, l’économie et le social.

Il y a des gens qui ne savent pas ce que c’est que le développement durable. Pour moi, le développement durable consiste en 3 axes essentiels : l’environnemental, l’économie et le social. Il ne faut plus commettre les erreurs de Gabès, de Gafsa et de Sfax. Le développement durable c’est encourager des projets qui ont un impact positif sur la région et pas le contraire. Et je remercie tous mes collègues qui m’ont soutenue dans cette mission et qui ont voté pour cette loi, tous partis confondus.

Cette loi va, à terme, obliger les entreprises à s’intégrer dans le processus du développement durable. Nous sommes dans le concret et non dans les discours. Le climat de l’investissement n’en sera qu’amélioré. Que peut espérer un député ? Si cela se réalise, j’estimerai ma mission accomplie. Je vais avoir un impact sur mon pays, sur les générations futures. J’ai servi l’économie, j’ai servi le peuple tunisien et j’ai contribué au changement dans mon pays.

Cette loi est un mécanisme innovant qui n’existe pas dans beaucoup de pays, seulement en Inde et à Abu-Dhabi.

Dommage que, en Tunisie, on n’appelle pas les lois du nom de ceux qui les ont proposées et élaborées, comme en France, mais ce n’est pas le plus important. C’est la Tunisie qui gagne et j’en suis fière. J’espère que tous les décrets d’application seront élaborés.

Cette loi est un mécanisme innovant qui n’existe pas dans beaucoup de pays, seulement en Inde et à Abu-Dhabi. En Europe, c’est volontaire, c’est très réfléchi et tout le monde y adhère. Il y a beaucoup de volontaires, dans le secteur bancaire et dans les entreprises pétrolières, qui ont commencé à appliquer cette loi. Parce que la loi française stipule que dans les rapports annuels soient communiqués les activités RSE ; une entreprise qui ne contribue pas dans la RSE est mal vue, on n’achète plus ses produits et on l’ignore.

Il arrivera un jour où, dans les échanges commerciaux internationaux, on ne traitera plus qu’avec les entreprises labellisées RSE.

Je veux aider nos entreprises qui doivent se préparer à être labellisées et adopter la RSE parce qu’arrivera un jour où, dans les échanges commerciaux internationaux, on ne traitera plus qu’avec les entreprises labellisées RSE.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali