Entre sceptiques et glorificateurs, l’annonce du chef du gouvernement sur l’entame tant attendue de la lutte contre la corruption, qui ronge les fondements de l’État et menace de tirer le coup de grâce sur une économie nationale déjà en berne, n’a laissé personne dans l’indifférence. Pourtant, beaucoup croient que cela serait trop beau pour être vrai, tellement ils sont éprouvés par une dissémination quasi-endémique de la corruption, qui a métastasé tous les domaines à tous les niveaux et continue à transformer le quotidien du commun des mortels tunisiens en un «Inferno» sans échappatoire.

Le jeune et vaillant chef du gouvernement ne s’est sûrement pas mis dans une posture confortable en déclarant ouvertement la guerre à cette pieuvre diabolique avec ses ramifications tentaculaires. De l’avis de beaucoup d’observateurs, l’entreprise titanesque qu’il a lancée n’a pas été suffisamment bien fomentée, au point d’en mettre la genèse, les vraies motivations et l’éventuel aboutissement en doute.

La cause est non moindre (aussi selon les propres dires du chef du gouvernement) que tous les moyens de l’État dont il dispose pour mener à bon port son projet sont infestés du même mal qu’il essaiera de combattre. Il serait donc à l’image de quelqu’un qui essaie d’apporter de la salubrité avec une serviette souillée. Toutefois, il est maintenant bien évidement trop tard pour faire machine arrière, il faudrait donc improviser.

Pourtant, la situation pourrait ne pas être aussi désespérée qu’elle ne le paraisse. En effet, il est communément connu que tout système ou organisme, aussi fort qu’il soit, porte les germes de sa propre destruction en lui-même, et heureusement le cancer nommé corruption ne fait pas exception à cette règle.

Au fil des années, la caste des intouchables à la tunisienne (les magnas de la corruption et leurs sbires qui, dans l’impunité totale, se sont rendus coupables de tous les méfaits) a créé une caste des intouchables à l’indienne (les dalits, parias honnis parmi les fonctionnaires de l’État, placés au frigo). Les corrompus qui avaient les rouages de l’État, de l’administration et des entreprises publiques sous leurs rênes n’ont pas été indulgents avec les commis de l’État qui n’ont pas concédé à danser au rythme de la valse qu’ils jouaient. Ceux qui refusaient de se faire soudoyer et participer au sale jeu qui dilapidait notre pays et détruisait ses institutions, sont passés au rouleau concasseur (pour devenir des bras cassés et surtout des âmes cassés) avant d’être dédaignés et jetés aux oubliettes (en d’autres termes placés au frigo).

Personne ne connaît le nombre exact de ces fonctionnaires, victimes des pires sévices administratifs, qui végètent dans des bureaux sombres et poussiéreux, qui comptent les jours sans rien faire, qui n’ont le droit ni à l’information, ni à la formation, ni à la participation et inutile de parler d’une évolution de carrière, ils sont juste payés pour agoniser intellectuellement et moralement. Leur seul et unique délit, ils n’ont pas cautionné la corruption, n’ont pas fermé les yeux sur les pratiques illicites, n’ont pas apposé leurs signatures pour couvrir des opérations frauduleuses, etc.

Le cri de détresse, lancé par un jeune ingénieur dans un article intitulé: «Récit d’une journée de travail ordinaire d’un ingénieur à l’ETAP» publié en 2016 sur le site web babnet.net est à maints égards typique et édifiant quant aux pratiques scandaleuses de la mise au frigo des fonctionnaires de l’État. Le site électronique qui a publié l’article a préféré ne pas révéler le nom du l’insouciant jeune auteur afin de lui épargner les retombées d’un Harakiri professionnel, conséquence incontournable d’avoir eu l’audace de proférer une telle dénonciation.

Beaucoup de bras cassés frigorifiés, ne voyant pas de lueurs de lumière au bout du tunnel, n’ont pas pu tenir le coup de la souffrance qui leur a été infligée, ont sombré dans les dépressions, enchainé les congés de maladies de longues durées, sont partis à la retraite anticipée à la première occasion qui s’est présentée ou ont quitté le pays sans regarder derrière soi. La loi qui tentait dernièrement d’administrer une cure minceur à l’appareil hypertrophié de l’État, menaçait d’être pervertie pour offrir une issue de secours à ceux qui sont encore pris au piège dans les méandres des institutions publiques pour ainsi débarrasser la scène des derniers fonctionnaires intègres. Un gâchis horrible au niveau des personnes, des institutions, des entreprises et de tout le pays. De toute évidence la corruption n’a pas seulement détruit l’économie du pays, pire encore elle a détruit l’âme du Tunisien.

Le reste des bras cassés frigorifiés encore en poste, qui se sont opposés à la corruption et ont protégé ainsi l’État et ses institutions bec et ongle, corps et âme nonobstant les sacrifices qu’il dûment faire, attendent que celui-ci se tourne enfin vers eux pour les réhabiliter et leurs décerner les insignes de chevaliers défenseurs de la deuxième République.

La guerre contre la corruption ne peut être gagnée qu’en démantelant de l’intérieur le système qui l’abrite et cela ne peut se faire qu’avec des «insiders» qui connaissent bien le système de l’intérieur sans qu’ils y soient impliqués. Les bras cassés frigorifiés sont paradoxalement de ce fait les meilleurs soldats que l’État peut s’offrir dans sa guerre existentielle contre la corruption.

Une instance de vérité et de dignité devrait être instituée pour jeter la lumière sur les pratiques administratives répressives de l’appareil de l’État qui fut «highjacké» par les corrompus, contre ses propres commis et fonctionnaires intègres. Cette instance devrait avoir pour mission de mettre à nu le système, dénoncer les coupables, réhabiliter les victimes et surtout pour tourner la page et empêcher définitivement que tout cela ne se reproduise.

Le chef du gouvernement est en passe d’entrer par la grande porte de l’histoire à côté de grands réformateurs de la trempe de Kheireddine Bacha, s’il arrive à convaincre le peuple tunisien de sa sincérité et de son sérieux d’aller jusqu’au bout dans sa guerre contre la corruption.

Il devrait continuer à proférer, par l’action soutenue et les frappes ciblées, des messages forts, en guise de gages de confiance à l’adresse du peuple. De l’issue de son action dépendra l’avenir de la patrie. Espérons tous, abstraction faite des orientations intellectuelles et des obédiences politiques, qu’il y réussira.

À bon entendeur…

Chokri Aslouj, ingénieur

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