Au moment où le pays s’enlise dans la crise économique et sociale et alors que la société civile se mobilise pour faire bloc au projet de loi sur la réconciliation économique soumis à l’ARP, le chef de l’Etat, Béji Caid Essebsi vient de qualifier ce projet de “seule échappatoire” à la crise, dans son discours prononcé mercredi, au Palais des Congrès.

Or, ce projet de loi, initié en juillet 2015 par le président de la République a poussé l’opposition à envisager la formation d’une coalition pour empêcher son adoption par l’ARP. L’annonce de cette coalition est prévue pour demain, 11 mai 2017.

Ce projet qui prévoit, entre autres dispositions, d’amnistier tout agent public ou assimilé poursuivi pour des actes de malversation financière et atteinte aux finances publiques (l’ancien article 96 du Code pénal) à l’exclusion de la corruption et du détournement de fonds publics, a déjà embrasé l’opinion publique sur les réseaux sociaux.

Il a été soumis à l’ARP, dans une première version puis dans une deuxième version amendée, mais des députés de l’opposition ont critiqué la manière dont le projet a été présenté aux parlementaires. Ils ont révélé que sa nouvelle version n’a pas été mise à la disposition de tous les députés lors de son examen par la Commission de la législation générale et estimé qu’il “n’ajoute rien à la situation économique du pays. Au contraire, il constitue une opportunité donnée à ceux qui ont spolié l’argent et les fonds publics, de profiter de l’impunité.

Du côté de la société civile, une campagne baptisée “Manich Msameh” (Je ne pardonne pas) a été annoncée sur les réseaux sociaux. En plus, 21 organisations et associations ont publié un communiqué appelant au retrait immédiat du projet de loi sur la réconciliation, qui menace, selon ces ONG, “le processus de la transition démocratique et les principes de la justice et l’équité”.

Ces organisations qui déclarent leur soutien à tous les mouvements sociaux pacifiques contre le projet de réconciliation économique, ont annoncé qu’elles tiendront, bientôt, une conférence de presse pour expliquer et approfondir la réflexion sur sa nouvelle version.

“Un projet qui rétablit la confiance dans le pays et qui libère l’administration”

La présidence de la République qui a apporté des modifications à la première version du projet de loi, a justifié sa présentation par la volonté de rétablir le climat de confiance dans le pays en vue d’impulser l’investissement et assurer la reprise des activités de l’administration, étant actuellement paralysée par la peur.

Le chef du cabinet présidentiel, Slim Azzabi a, ainsi, défendu bec et ongles le projet de loi, estimant qu’il “va libérer l’administration tunisienne de la peur pour qu’elle reprenne son rythme de production”, citant comme argument le chiffre publié par le Groupement de la Fonction publique concernant la baisse de 50% de la productivité depuis 2010.

Le Centre Tunisien de Veille et d’Intelligence Economique (CTVIE), relevant de l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises (IACE) avait indiqué, dans une note sur “les éventuelles répercussions économiques de la Loi sur la réconciliation économique et financière”, que cette loi, pour être acceptée, doit générer 1,5 milliard de dinars (soit l’équivalent de 1,8% du PIB).

La même note estime que “ce chiffre est en mesure, à lui seul, d’aplanir les différends et de convaincre les réticents de l’efficacité des ressources restituées au profit des fonds de développement régional”. L’IACE recommande, même, dans sa note, une amnistie fiscale et douanière.

Une nouvelle version jugée non convaincante

Dans une déclaration à l’agence TAP, Mohamed Ayadi, membre de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), a souligné que “la dernière version du projet de loi sur la réconciliation économique n’apporte pas de changements et que les raisons qui motivent l’opposition à ce projet demeurent toujours valables “.

“Même si le législateur a le droit de proposer une nouvelle approche pour régler les abus de l’ancien régime, ce projet national ne peut passer outre la notion et l’essence même du système de justice transitionnelle et le vider de son sens”, a estimé Ayadi.

“Le projet est en outre appelé à adopter une approche précise basée sur la loi organique numéro 53 de 2013 datée du 24 décembre 2013, relative à la justice transitionnelle, et ce après avoir prouvé l’échec du système mis en place et la non efficience du mécanisme d’arbitrage et de réconciliation. La lecture de la version amendée du projet de loi sur la réconciliation économique, révèle que les mécanismes qu’elle propose ne sont pas plus efficaces que ceux prévus par la loi sur la justice transitionnelle”.

“En effet, ces mêmes mécanismes ne visent pas les mêmes objectifs quant il s’agit des volets relatifs au renforcement du droit à la divulgation de la vérité et la reddition des comptes. Au contraire, ce projet garantit une amnistie directe aux personnes impliquées dans des affaires de corruption et de malversation et ne les obligent pas à divulguer la vérité et présenter des excuses”.

Selon le responsable, le projet ne garantit pas la transparence et l’indépendance de la commission chargée d’examiner les dossiers.

Pour sa part, l’expert comptable Anis Wahabi a estimé que “théoriquement, personne ne peut s’opposer, dans l’absolu, à la réconciliation, mais les initiateurs de ce projet n’arrivent pas à nous convaincre de ses objectifs, ainsi que du processus de mise en œuvre de la réconciliation “.

“Si ce projet vise la réhabilitation de centaines de fonctionnaires que l’article 97 du code pénal pénalise, alors pourquoi est-t-il devenu un “fourre-tout” avec des dispositions qui utilisent les concepts du code pénal sans toutefois les appliquer. Au lieu de favoriser l’impunité, il serait préférable d’améliorer le climat d’affaires en évitant d’incriminer les dépassements relatifs à la gestion”.

De son côté, la présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), Sihem Ben Sedrine, avait déjà dénoncé l’absence de “toute volonté politique” de restituer l’argent de l’Etat, notamment, à travers le processus d’arbitrage et de réconciliation, une mission assurée par la commission d’arbitrage et de réconciliation relevant de cette institution (IVD).

“La commission d’arbitrage et de réconciliation a reçu durant la période allant de juin à décembre 2016, quelque 685 dossiers de demande de réconciliation avec l’Etat. Tous ces dossiers ont été jugés “irrecevables” par le chef du contentieux de l’Etat”, avait regretté Ben Sedrine.

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