Interview exclusive – Jacques Lang : «Les écoles doivent être des lieux de résistance culturelle»

Jacques-Lang-interview.jpgBrassage, métissage, panachage. Des mots qui reviennent souvent dans la bouche de Jacques Lang, président de l’Institut du monde arabe, qui refuse que l’on parle de crise identitaire (en France) entre individus issus de différentes cultures. La culture n’est pas comme Dieu, un et indivisible; la culture, essaimée et ensemencée, devient d’autant plus riche, plus profonde, plus captivante et plus attrayante. Elle apprend la tolérance, le respect des différences et l’ouverture sur l’autre. Dans l’ignorance et la méconnaissance de l’autre, nous nous replions sur nous-mêmes et rejetons nos semblables. Les préjugés prennent le dessus.

Jacques Lang, peint par nombre de ses compatriotes comme étant un ministre pratiquant avec beaucoup d’habileté l’art de la communication, estime que ce qui sépare les Hommes n’est pas d’ordre identitaire, mais surtout culturel. Grâce à lui, la pluralité des cultures a été reconnue en France. Il a permis à des arts mineurs (bandes dessinées, arts de rue, rap, tags) de s’épanouir, et a milité pour un nouveau concept: la démocratie du goût.

Il a également milité pour l’encouragement des artistes venant de tous les pays du monde.

La France a-t-elle réussi le défi de transformer les différences culturelles ou identitaires existant entre des communautés unies par la République et «séparées» par des origines culturelles et identitaires diverses?

Réponses dans l’entretien ci-après avec Jacques Lang, président de l’IMA.

WMC: La reconnaissance de la pluralité culturelle en France a-t-elle œuvré pour la lutte contre les préjugés, l’extrémisme, l’obscurantisme et le terrorisme? A voir ce que vit aujourd’hui l’Hexagone, nous avons l’impression que cela n’a pas servi à grand-chose.

Jacques Lang : Au contraire, imaginez ce qu’il en aurait été si nous n’avions pas déployé autant d’efforts sur des années pour la démocratisation de la culture par les écrivains, les poètes, les musiciens, les dramaturges, les cinéastes, les peintres et tous ceux qui évoluent dans les métiers de la culture. Nous avons ouvert la porte à tous les artistes venant du monde et particulièrement à ceux venus de la région du Maghreb, des jeunes qui étaient inconnus.

Si nous n’avions pas encouragé les différentes mouvances artistiques, la situation n’aurait peut-être pas été ce qu’elle est aujourd’hui. La culture est le seul moyen de lutte contre l’obscurantisme. Il y a une fraction, c’est clair et elle ne concerne pas uniquement les Français d’origine maghrébine, elle touche les autres. La raison est principalement sociale. La société française n’est pas très juste. Il y a des inégalités: inégalités d’habitat, de qualité de vie, d’emplois…

Vous êtes derrière le concept «démocratie du goût», quelle est votre philosophie en la matière ?

Dans l’action que j’ai menée, je soutiens les artistes, les écrivains, les créateurs, les musiciens… Certains disent “démocratie et après on verra“. Non il faut que ceux qui évoluent dans les métiers des arts mais aussi les jeunes talents soient soutenus.

La démocratie du goût veut dire qu’il faut donner la chance à tous les gens du pays et des villes de découvrir, de s’initier, d’accéder aux œuvres de l’esprit. Comment? Cela ne se fait pas par des proclamations ou par des discours mais par des actions. L’une des plus importantes actions que j’ai menées a été celle de la «décentralisation» -bien que je n’aime pas l’expression. Il ne s’agissait pas de transférer le centre vers d’autres lieux. Il s’agissait plutôt de travailler sur l’émergence de nouveaux pôles culturels région par région et province par province.

La dynamique culturelle ne devait pas s’arrêter aux portes de Paris. Nous avions fourni un effort colossal pour réussir ce défi. La première atteinte à la démocratie culturelle était que tout était centré sur Paris, pire sur quelques quartiers parisiens et pas sur toute la ville. Nous avions donc déployé tous les moyens pour que tout le territoire national soit impliqué dans les actions culturelles. Nous avons été soutenus par les autorités locales pour créer des bibliothèques, des centres d’art, des orchestres, des lieux de formation, des zéniths, etc.

Quel rôle peut jouer la culture dans la consolidation de l’édifice démocratique?

Prenons l’exemple de la Tunisie. Nombreux sont ceux, parmi mes amis, qui me disent «il y a un réel besoin de soutenir l’action culturelle dans les régions». L’expérience de la déconcentration de la dynamique culturelle pourrait être bénéfique pour désenclaver culturellement l’intérieur du pays. Mais il y a une composante indispensable, l’éducation.

La présence de l’art et de la culture à l’école est essentielle. Quand j’étais ministre de l’Education nationale, j’ai pris des mesures avec le ministre de la Culture pour que partout dans les écoles maternelles, les collèges, les lycées et les universités, des artistes et des créateurs soient présents pour que les futurs maîtres de l’Ecole bénéficient d’une sensibilisation artistique. C’est vital pour la réussite des élèves, cela leur permet de découvrir la langue et les savoirs dits fondamentaux. C’est vital aussi pour élever le niveau général et préparer le futur citoyen.


Face à des médias qui avilissent les choses, propagent des idées inhumaines et diffusent la vulgarité, il faut absolument que l’école soit un lieu de résistance culturelle…“

Face à des médias qui avilissent les choses, propagent des idées inhumaines et diffusent la vulgarité, il faut absolument que l’école soit un lieu de résistance culturelle. Vous pensez peut-être que je suis un obsessionnel mais en présence de cette médiocrité ambiante qui nous entoure, c’est par un contre-pouvoir culturel que nous pouvons sauver la mise.

Une action à saluer en Tunisie, c’est celle projetée par l’équipe d’Agora (Espace culturel sis à La Marsa) pour créer, avec le soutien de mécènes, des Agoras régionales. Il faut encourager l’implantation d’espaces artistiques et partout.

Une partie de la communauté d’origine maghrébine vit un malaise en France malgré la présence de nombre d’élites au sein des partis politiques, dans des centres de décision économiques, des médias et de la culture. Comment expliquez-vous cela?

En réalité, il y a toutes sortes de personnes d’origine maghrébine. Récemment sur le journal Le Monde, il y a eu des prises de position de personnes appartenant aux élites françaises, des médecins, des avocats, des ingénieurs d’origines maghrébines qui affirment leur fierté d’appartenir à une plus large communauté: celle de la France.


Il y a une évolution remarquable de la composition des Français d’origine maghrébine. Rien de comparable avec les immigrés que l’on faisait venir par camions et bateaux pour être la force de travail des entreprises françaises“.

A ce propos, je prépare avec un ami démographe un ouvrage sur l’imposture du débat identitaire. Lui qui est un véritable scientifique, un statisticien, estime qu’il y a une évolution remarquable pour ce qui est de la composition des Français d’origine maghrébine. Rien de comparable avec les immigrés que l’on faisait venir par camions et bateaux pour être la force de travail des entreprises françaises.

Il faut voir le positif si nous voulons nous attaquer au négatif. C’est mon tempérament. Dans la communauté maghrébine, il y a des ingénieurs, des mathématiciens, des médecins, des informaticiens… En fait, beaucoup de scientifiques qui sont remarquablement brillants, qui se situent dans la logique de l’écrémage et veulent tirer vers le haut. Mais les véritables changements ne sont pas forcément liés à nos origines culturelles mais à une véritable transformation sociale qui pourrait toucher tout le monde.

D’après-vous quel rôle pourrait jouer les politiques dans cette transformation sociétale?

J’ai été personnellement député du Pas-de-Calais dans le Nord de la France et aussi député de Boulogne-sur-Mer et de Calais, les pauvres et jeunes à l’abandon n’étaient pas des Maghrébins, ils étaient des familles de pêcheurs qui avaient perdu leur métier, des mineurs en chômage.

Pour moi, ce sont les inégalités sociales qui déterminent les statuts des individus, d’où l’importance du rôle des décideurs politiques qui doivent œuvrer pour le mieux en entreprenant des réformes et en adoptant des mesures qui améliorent le quotidien des classes sociales souffrant de précarité.

Mais ce sont les Maghrébins qui en souffrent en premier lieu… et lesquels, des fois, trouvent leur refuge dans l’extrémisme et l’obscurantisme.

Ils souffrent peut-être plus que les autres mais je refuse d’entrer dans la logique de l’extrémisme. Je suis un militant de la liberté et je ne veux en aucune manière justifier les crimes par les injustices sociales. Ceux qui ont été les pires criminels depuis des années ne sont pas nécessairement les pauvres. Ce sont des endoctrinés qui ont perdu pied, et c’est là où nous revenons à l’éducation dans le sens où une société doit offrir aux jeunes un nouveau modèle de développement où ils trouvent leur raison de vivre.

Nombreux sont les Franco-tunisiens qui rentrent au pays d’origine au bout d’un certain nombre d’années plus extrémistes et moins tolérants que celles qui y ont toujours vécu. Est-ce d’après vous l’expression d’un malaise identitaire et bien que vous refusiez de l’admettre, la République aurait-elle échoué dans l’intégration de ces nouveaux Français?

Le sujet est trop complexe et je ne me permettrais pas de m’y aventurer. Il faudrait faire une analyse scientifique de la société française pour se prononcer. Je refuse de proférer à ce propos des jugements hâtifs. Les Maghrébins vivant en France ont parfois épousé le meilleur et le pire de ce qui s’y trouve. C’est un pays qui s’est situé dans une dynamique permanente de pleurnicheries, de protestations et de revendications. Cette situation alimente la colère.


Les Maghrébins vivant en France ont parfois épousé le meilleur et le pire de ce qui s’y trouve. C’est un pays qui s’est situé dans une dynamique permanente de pleurnicheries, de protestations et de revendications“.

A ce propos, Alain Mabanckou, écrivain congolais, a déclaré tout récemment sur France Inter avec beaucoup d’enthousiasme et d’énergie que la France est devenue la championne du pessimisme littéraire. Peut-être que ce qui manque aujourd’hui en France est cet enthousiasme. A l’époque où j’étais membre du gouvernement, on y croyait, il y avait une espèce d’exaltation, d’emballement et d’énergie collective. Il faut donner un sens général aux choses et là nous sommes en face d’une forme d’individualisme où chacun s’est replié sur lui-même.

Ne pensez-vous pas que les intérêts économiques de la France ont fait que la République ferme les yeux sur la montée du wahhabisme via le Qatar et l’Arabie Saoudite tel le financement des mosquées par des mécènes wahhabites et où l’on prêche l’extrémisme religieux?

La plupart des mosquées ne sont pas financées par des capitaux extérieurs, et lorsque c’est le cas, ce ne sont pas forcément des Saoudiens. Ils peuvent être des Marocains. Je connais une mosquée remarquable à Saint-Etienne avec une communauté locale très ouverte et très tolérante et qui est soutenue par le Maroc.

On accepte que la cathédrale orthodoxe sise en plein cœur de Paris soit financée par les Russes et on proteste lorsqu’il s’agit de mosquées telles que celle de Saint-Etienne qui est un exemple de tolérance, ce n’est pas logique.


Derrière l’extrémisme, il y a aussi internet… Sur Google et les autres, quand il y a une scène vaguement sexuelle, c’est interdit, mais des individus appellent au meurtre et diffusent des scènes d’assassinat, il faut des jours pour les stopper. C’est très grave“.

Vous croyez que les jeunes qui ont commis des crimes et des attentats terroristes à Paris étaient des musulmans pratiquants? Ils étaient des délinquants et des repris de justice. Toutes les analyses que j’ai lues et que j’ai vues montrent que la plupart vivaient une vie dissolue: alcool, drogues et viols. Ce ne sont pas des imams. Derrière l’extrémisme, il y a aussi internet et c’est là où vous, moi et tous les pays manquent beaucoup de détermination face à ce Google, Facebook et autres réseaux sociaux. Sur Google et les autres, quand il y a une scène vaguement sexuelle, là c’est interdit, mais des individus appellent au meurtre et diffusent des scènes d’assassinat, il faut des jours et des jours pour les stopper. C’est très grave.

Vous condamnez le formatage des esprits à travers les réseaux sociaux?

Bien entendu. Je suis un homme de liberté et il faut qu’on ait le courage de dire que liberté ne rime pas avec la propagation des idéologies racistes et fascisantes appelant au meurtre. Ces gens-là ne payent même pas d’impôts. Il faut éviter de caricaturer ce qui se passe en accusant des pays tel le Qatar que, du reste, je ne connais pas trop…

Tout prouve que ce pays est derrière les mouvements extrémistes violents. Nous en avons souffert en Tunisie.

C’était valable à une époque, ça n’est plus le cas aujourd’hui. Je ne pense pas que le Qatar a continué la politique de l’ancien Emir impliqué dans la révolution égyptienne avec Morsi. Aujourd’hui, cet Emirat est devenu neutre. En tout cas, c’est ce que je pense personnellement. Mais je ne peux pas le jurer. Je connais assez bien les dirigeants du Qatar, l’Emir actuel et son entourage, et j’estime qu’il a pris ses distances par rapport à l’extrémisme religieux.

Quant à l’Arabie Saoudite, elle est elle-même victime des attentats terroristes.

Deuxième partie à suivre

Jacques Lang, président de l’IMA: “Qu’on fiche la paix a l’islam”!