Tunisie – Syndicalisme : Quelles conditions pour la paix sociale?

caricature-utica-ugtt-2015.jpgL’actualité nous rappelle, au quotidien, au rôle de la paix sociale dans le développement de notre pays. Représentants des deux syndicats patronal et ouvrier, de l’université et des Nations unies étaient conviés à débattre du sujet en panel à l’initiative du CERES, mercredi 29 janvier, lequel célèbre son cinquantenaire. La question était de savoir dans quelle mesure l’entreprise et le syndicat pouvaient servir cet objectif qui sera autant l’économie que la stabilité du pays.

Syndicat-patronat: Un parcours chaotique entre moments de répit et conflits sanglants

La synthèse des échanges sur le sujet n’est pas facile à réaliser tant les deux centrales s’étaient engagées dans l’édification de l’Etat national ainsi que du développement du secteur public, puis dans la promotion du capitalisme de marché. De ce fait, le syndicalisme a de fortes interférences politiques, dans notre pays. C’est notamment le cas pour l’UGTT qui est née en 1946, alors que le monde ouvrier était réduit.

Pareil pour l’UTICA qui est créée en 1947, quand le patronat était embryonnaire. Toutes deux ont focalisé leur lutte sur la cause de l’indépendance et ont conservé, de ce fait, un droit d’incursion dans le champ politique.

Les deux centrales ont cheminé cote à cote alternant lunes de miels et conflits frontaux. Mais l’une et l’autre ont été chapeautées par l’Etat qui se comporte en tuteur, dans sa fonction de puissance publique. C’est sous l’impulsion de l’Etat que le dialogue social a vu le jour dans le pays. On est encore dans l’exception tunisienne. Les deux centrales agissent, selon les panélistes, en relais de la puissance publique.

L’interposition de l’Etat est-elle si gênante que cela? En réalité elle a perpétué le caractère politique du syndicalisme ouvrier. Certains considèrent que l’UGTT a grandi à l’ombre du secteur public, qu’elle considère comme son élément naturel. Et elle le défend farouchement en prenant des positions jusqu’au-boutistes.

Les historiens du syndicalisme voient dans la confrontation sanglante du 26 janvier 1978 comme le véto de l’UGTT pour empêcher Hédi Nouira, alors Premier ministre, d’accéder au poste de vice-président de Bourguiba, donc de devenir son virtuel successeur. Leur argument était qu’il pourrait démanteler le secteur public, leur bastion vital.

Selon certains analystes présents, c’est ce même réflexe qui a fait qu’ils se sont opposés à ce que Mehdi Jomaa se présente à l’élection présidentielle, notamment parce qu’il est favorable au Partenariat Public/Privé, ce qui pourrait éroder leur base militante, jugent-ils. Ceci, pour expliquer que le syndicalisme, teinté de connotation politique, déborde son champ de compétences, selon certains panélistes. Et que l’exception tunisienne est, en ce cas précis, une réplique de la situation française.

Dans les pays nordiques, le syndicat n’est pas organisé en centrale mais en syndicats de branches. De ce fait, il est moins virulent et plus pragmatique.

Sans vouloir engager une polémique, c’est peut-être là un des traits du dynamisme nordique.

Enfin, on en est là. Mais en quels termes se posent alors l’équation de la paix sociale?

L’entreprise paie-t-elle un juste salaire?

Certains panélistes préfèrent parler de tempérance sociale. Le mot “paix“ laisse sous-entendre que les rapports entre travailleurs et chefs d’entreprise sont d’ordre antagoniques, alors ils préfèrent l’éluder.

Les représentants de l’UTICA pensent que les ressorts du malaise social proviennent de raisons externes à l’entreprise. Ils soutiennent que si le pouvoir d’achat est mis à mal ce n’est pas parce que les salaires sont bas et que le travailleur est sous-payé. La réalité est que les prestations publiques qui correspondent aux besoins essentiels du salarié tel qu’elles figurent dans l’enquête nationale de consommation sont mauvaises. Par conséquent, le salarié est contraint et forcé de se tourner vers le privé, qui prend cher, et cela rogne son pouvoir d’achat.

L’explication ne manque pas de pertinence. Les dépenses en question sont le logement et ce poste absorbe 17% du salaire, puis arrivent le transport avec 12%, la santé avec 6% et enfin la scolarité des enfants avec 2%. Nous sommes à un total de 37%.

Cependant, l’enquête révèle que les Tunisiens, mécontents de la qualité de l’enseignement, paient des cours particuliers à leurs enfants, ce qui leur coûte 5% de plus. Il faut savoir que 1 milliard de dinars sont dépensés en cours particuliers par les parents en Tunisie, soit autant que le budget de l’éducation nationale.

Pareil pour la santé. Mécontents des soins dans les hôpitaux publics, les salariés vont dans les cliniques privées et là c’est 7% de dépenses en plus. Le surcoût est donc de 12% et cela engloutit 49% du salaire. Il ne faut donc pas saigner l’entreprise pour couvrir les contreperformances du service public au motif qu’il faut donner du pouvoir d’achat au salarié.

Faut-il continuer la politique des revenus dite de l’échelle mobile des salaires?

Il faut rappeler que les salariés en Tunisie ont été familiarisés à l’ajustement régulier des salaires. C’était une habitude héritée des années où le capitalisme d’Etat était dominant avec un secteur public hypertrophié. Il faut dire qu’à cette époque, la consommation intérieure était le moteur principal de la croissance. Depuis l’ouverture et l’arrivée de la concurrence internationale, on sait qu’il faut produire aux coûts dictés par le marché, et donc la course à la compétitivité passe également par la compression des salaires et l’ajustement ne doit plus être régulé par l’indexation sur l’indice des prix mais par le niveau de productivité.

Les hausses systématiques comme le dicte la politique des revenus deviennent, à la limite, contreproductives car elles nourrissent l’inflation et cela s’est mesuré récemment.

L’argument est donc inattaquable. Augmenter les salaires sans référence à la productivité devient ruineux pour l’entreprise et nuisible pour le salarié car il alimente la spirale inflationniste. On comprend dès lors, comme semblent s’accorder tous les panélistes, sur le fait que le salarié devient démotivé parce que le salaire n’assure plus un statut social étant donné qu’il laisse son bénéficiaire dans le besoin. Il n’y a qu’à se pencher sur la situation du logement dans le pays. Les prix de l’immobilier ne laissent plus de chance aux salariés d’accéder à la propriété du logement. La situation est très difficile. Il faut cesser de regarder l’entreprise comme la vache à lait qu’il faut traire en permanence car elle risque de disparaître.

Comment donc rebondir? C’est à l’Etat de se prendre en charge, disent les panélistes, en substance.

L’impératif d’un nouveau modèle économique

L’Etat a été défaillant. Le représentant du ministère des Finances affirme que l’Etat a vu ses ressources mal allouées et qu’il n’a plus les moyens de se tirer d’affaire. Le poste des salaires de la fonction publique est passé de 6,7 milliards de dinars en 2010 à 11,2 dans le budget de 2015. L’impasse budgétaire dans l’intervalle a ainsi bondi de 1,8 à 7,3 milliards de dinars.

Il est de notoriété publique que l’Etat en est à s’endetter pour payer ses fonctionnaires et aider les ménages à consommer via la compensation.

Que n’avez-vous pensé à investir au lieu de consommer, s’interroge l’expert des Nations unies? Le plan Jasmin privilégiait cette piste. La Troïka s’en est détournée. A présent, il ne sert à rien de délimiter les responsabilités. Aller vers un modèle économique nouveau devient impératif car le système productif doit produire plus et mieux et à moindre coût en forçant les cadences et en achetant des technologies avancées.

Mais dans l’intervalle, que fait-on? Il faut beaucoup de sagesse politique pour faire patienter la classe ouvrière. Le syndicalisme pourrait muter. De revendicatif, il deviendrait participatif. Mais là il faudra lui accorder une représentativité accrue et l’associer au management comme cela se fait dans les pays nordiques. Et cette mutation en soi est aussi un casse-tête chinois. C’est pourtant inévitable car cela va rassurer la classe ouvrière sur son sort. Il faut la convaincre qu’avec de tels choix elle ne va pas être sacrifiée pour les besoins de la cause.

L’acceptera-t-elle? Là est toute la question. Cela semble inévitable pourtant. Lech Walesa a visité la Tunisie en avril 2011 et a appelé notre attention sur la question. Il a précisé que tout en étant syndicaliste en arrivant au pouvoir à la suite des événements que l’on connaît, il a été dans l’obligation de réduire le pouvoir d’achat des salariés de 20% et que cela a aidé la machine économique à repartir.

My God, paix sociale si tu es là, manifeste-toi.