Tunisie-Culture : «La préservation du patrimoine culturel et archéologique de la Tunisie pour les générations futures relève de ma responsabilité», affirme Mourad Sakli

mourad_sakli-culture.jpgL’annonce du ministre de la Culture du projet de privatiser la gestion de certains monuments historiques a suscité des remous parmi nombre d’individus qui ignorent pour la plupart en quoi consiste une loi qui permettrait à l’Etat de louer par bail, et surtout les raisons qui pousseraient un décideur public à prendre pareille décision. Pour ces gens-là, que le monument soit pillé, qu’il tombe en ruine, qu’il disparaisse même de la surface de la terre, ça n’est pas important, du moment que le secteur privé «ne s’empare pas du patrimoine national». C’est comme si les opérateurs dans le secteur privé n’étaient pas des Tunisiens qui, même s’ils exploitent pour des fins commerciales ou autres des édifices historiques, Å“uvreraient dans le même temps à assurer la remise en valeur des édifices en question et les préserver du néant.

C’est le thème central autour duquel a tourné la deuxième partie de l’entretien accordé par le ministre de la Culture à WMC.

Monsieur le ministre, pourquoi tout ce tollé à propos des concessions pour une durée déterminée des monuments historiques, et comptez-vous aller jusqu’au bout de votre projet de loi?

Bien entendu. Et j’ai même avancé sur ce dossier. Les critiques ne m’effrayent pas. Les deux principales institutions dont dépend l’action patrimoniale aujourd’hui ont besoin d’une restructuration profonde. Je le pense et je persiste à le dire.

L’Institut national du patrimoine a besoin d’une véritable restructuration. Nous ne pouvons plus continuer à gérer le patrimoine national et matériel. Notre patrimoine matériel, nos sites archéologiques, ou autres nécessitent plus d’entretien et beaucoup d’investissement. Nous ne pouvons pas continuer à les gérer pour des représentations visuelles ou autres. Nous avons tout d’abord besoin de décentraliser et de déconcentrer. Il faut le faire, c’est indispensable.

Il y a des actions que je mènerai aussi avec le secteur privé, je suis très critiqué à cause de cela, mais je défendrai mon projet jusqu’au bout.

Le projet dont vous parlez consiste à proposer sous forme d’appel d’offres en concession d’anciennes bâtisses qui ont besoin d’être restaurées et pourquoi pas des sites archéologiques, à des fins culturelles et artistiques.

L’exploitation se fera sur une période de 25 à 30 ans par des promoteurs privés et sous la supervision de l’INP. Il ne s’agit pas de vendre ou de donner. Aujourd’hui nous ne pouvons pas, à nous seuls, préserver notre patrimoine, nous ne pouvons pas mettre en valeur tous les sites et monuments archéologiques. Nous n’en avons ni les moyens matériels ni humains. C’est énorme, il y a un manque à gagner terrible, et la pratique est courante de par le monde entier.

Il y a énormément de sites qui sont pillés quotidiennement, sont abandonnés et qui tombent en ruine. Je suis aujourd’hui ministre de la Culture, et la préservation du patrimoine culturel et archéologique de la Tunisie pour les générations futures relève de ma responsabilité. Je suis décidé à ne plus laisser cette situation s’éterniser.

Tous les rentables ne seront pas touchés. Pour les autres, c’est au ministère de la Culture de réfléchir sur le comment d’une meilleure gestion.

N’oublions pas que nous voulons développer une industrie culturelle et créer de l’emploi, et ces concessions peuvent constituer un bassin important pour l’emploi des jeunes diplômés. Tout comme elles offriraient des cadres intéressants pour les productions culturelle et artistique.

L’Etat observe et possède l’expertise scientifique. Tous les monuments peuvent être donnés en concession en vue d’être exploités par les promoteurs privés mais sous son contrôle. Nous pourrions permettre aux privés d’investir dans ces monuments en exigeant qu’une partie des bénéfices reviennent à l’Etat.

J’ai soumis le projet à qui de droit et j’ai relevé les réticences. Bien sûr, beaucoup préfèrent garder la situation telle qu’elle est, nous le savons, mais à qui cela profite-t-il?

Quand comptez-vous mettre en Å“uvre cette initiative?

Il va y avoir un appel à projet qui sera publié dans les journaux. Ce ne seront pas des contrats de gré à gré. Nous le ferons tous les deux mois. Nous allons commencer par les monuments, et les anciennes bâtisses difficiles à restaurer, difficiles à mettre en valeur, et ceux délaissés. Il y aura par la suite quelques sites archéologiques. A chaque fois une nouvelle liste sera publiée, et un appel à projet.

Une commission siégera régulièrement et toujours sous l’expertise de l’Institut national du patrimoine et sous le regard de l’Agence de mise en valeur du patrimoine pour le volet exploitation.

Nous voulons faire passer ces lois, dans la loi de finances complémentaires pour encourager le mécénat culturel, et l’investissement proprement dit dans le domaine culturel à travers des facilités dans la fiscalité.

Depuis des années, nous observons à quel point justement des institutions, tel que l’INP, n’avancent pas réellement sur la restauration des monuments historiques ou encore sur les fouilles archéologiques. Nous avons l’impression que les contribuables payent les salaires de chercheurs ou d’archéologues qui dorment d’un sommeil profond…

Nous avons besoin de ces chercheurs, nous avons besoin de ces savants. Mais là, il s’agit bel et bien de restructurer les institutions. Nous avons un potentiel énorme, je n’exagère en rien, aussi bien dans le domaine du patrimoine que dans le domaine des arts, mais nous devons y mettre un peu d’ordre et avoir une stratégie claire, c’est tout.

Sur un tout autre volet et si nous prenons les exemples des artistes indépendants ou ceux évoluant dans le théâtre amateur, nous observons les déceptions des uns et des autres par rapport au soutien modeste de l’Etat?

En tant que musicien, et compositeur, je comprends parfaitement mes confrères artistes dans d’autres secteurs et même dans le domaine de la musique. Ils ne trouvent pas de mécènes, pas de producteurs, pas de dynamique qui les aident à créer. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Si le ministère de la Culture arrêtait ses subventions, sachant qu’il en dispense 90%, tout s’arrêterait. Il n’y aura plus de création et de production artistique. C’est une situation très difficile pour les artistes, pour les intellectuels, pour les poètes.

Bien sûr, l’Etat sera toujours présent pour tous les acteurs du secteur culturel. Mais il faut qu’il y ait d’autres solutions, que l’indépendance de ces intellectuels et de ces artistes soit véritablement assurée. Je n’évoque pas la liberté d’expression acquise aujourd’hui mais la liberté tout cours. Celle des artistes, des créateurs et écrivains et qui doit commencer par le pouvoir de créer indépendamment de l’action de l’Etat. Pour moi c’est ça la véritable liberté.

Que faites-vous pour que cela réussisse ?

Nous avons commencé des réformes structurelles dans ce sens. Je comprends l’amertume des uns et des autres parce que nous sommes dans un contexte où ils sont obligés d’attendre les fameuses commissions pour pouvoir produire une œuvre artistique. Attendre qu’elles se réunissent et décident, c’est pénible en soi-même.

Un artiste réputé, avec une quarantaine d’années de notoriété, et qui se retrouve dans cette situation insupportable, est forcément déçu. C’est pour cela que nous sommes en train de travailler sur le statut des artistes. Ils ne passeront plus tous devant la commission, il y aura à leur intention une classification par catégorie.

En cette période difficile de l’histoire de la Tunisie, nous devons continuer à subventionner, mais nous comptons également mettre en place toute une stratégie pour qu’il y ait des mécènes, des producteurs et des sponsors de manière plus fréquente et plus régulière.

Nous avons commencé à travailler sur la propriété intellectuelle d’une manière très sérieuse, pour encourager tous ces producteurs, sponsors et autres investisseurs à mettre de l’argent dans le secteur culturel. Nous n’en verrons pas les résultats aujourd’hui, mais ce que nous ferons, c’est continuer notre dialogue avec les artistes et les créateurs. Ce sont eux qui représentent les arts, ils ont un rôle très important à jouer et des droits que nous devons respecter. Nous ne pouvons plus nous permettre de dire, comme je l’entends quelques fois, «les artistes ne font que demander des subventions…». Mais est-ce qu’ils ont le choix?

Quel est le rôle d’une institution, tel le Théâtre national, dans le soutien des artistes et créateurs?

Le rôle du Théâtre national et des centres d’arts dramatiques, ce n’est pas seulement de produire mais aussi et surtout de former. Ou du moins d’offrir un complément de formation indispensable. Nous avons l’ISAD (Institut supérieur des arts dramatiques) mais ça n’est pas suffisant. Il faut qu’il y ait une formation dans ces centres.

Nous avons le réseau de conservatoires de musique mais nous n’avons pas de réseau pour le théâtre, c’est aberrant. Les clubs de théâtre dans les maisons de Culture peuvent jouer un rôle dans ce sens, mais ils n’ont pas tous les moyens de le faire. Il y en a qui sont très performants mais ils ne peuvent pas jouer le rôle qui incombe aux centres d’art dramatique, ce n’est pas suffisant.

Ces centres sont aujourd’hui au nombre de 6, ils ont aussi besoin d’être restructurés. Il y a eu ici des réunions avec des hommes de théâtre tunisiens réputés et confirmés. Vous verrez d’ici la rentrée des mesures très concrètes à ce propos.

Et pour ce qui est du théâtre amateur?

Nous le soutenons. Il y a une commission qui siège et octroie non seulement des subventions au théâtre professionnel mais aussi au théâtre amateur et le théâtre pour enfants. Le théâtre amateur est encouragé directement par cette commission.

Nous voulons également renforcer la présence sur la scène d’espaces privés qui ont une programmation théâtrale très diversifiée sur l’année. Nous ne disposons pas de moyens illimités, mais nous essayerons d’encourager, dans la limite de nos possibilités, ces créateurs…

Comment comptez-vous célébrer le 50ème anniversaire du Festival musical de Carthage?

L’année dernière, j’étais le directeur de ce festival, et je remercie mon prédécesseur de m’avoir donné la chance de le diriger. Aujourd’hui que j’ai nommé un responsable, avec son équipe, il (elle a puisque c’est Sonia Mbarek) a l’entière confiance du ministère de la Culture. Ce sont des gens qui travaillent d’une manière indépendante, laissons-les travailler. Ce que je peux vous dire est que pour cette année, à l’occasion du 50ème anniversaire de Carthage et du 50ème anniversaire de Hammamet, il y aura un cadeau pour les Tunisiens, âgés, jeunes et moins jeunes. Soit un évènement qui se tiendra pour la première fois en Tunisie, ce sera le cadeau du ministère de la Culture pour notre peuple en cette année de la Constitution et des élections.

Et pour l’importance de la culture de proximité?

Dans la Constitution, nous avons droit à la culture, mais qu’est-ce que le droit de la culture? Ce droit est d’abord le droit des artistes et des intellectuels à présenter leurs œuvres indépendamment de l’intervention et de l’action de l’Etat et d’une manière libre. Mais aussi il est le droit du citoyen d’accéder facilement à une culture de qualité et de la proximité de la culture.

C’est pour cette raison que nous avons commencé à restructure les maisons de culture et les unités de culture. Elles doivent être performantes, attirer les jeunes et les enfants. Elles doivent devenir un passage obligé pour les jeunes. Pour ce, il faut des stratégies et une refonte des institutions. Institutions qui doivent se renouveler, se moderniser et avoir des objectifs clairs.

Et là nous revenons à la question des moyens. 99% de ces institutions n’ont pas un circuit de climatisation. Comment voulez-vous qu’un jeune à Médenine ou à Gafsa aille dans une maison de culture? Comment voulez-vous qu’un jeune du Nord aille au mois de janvier dans une maison de culture ou dans une bibliothèque publique? La maison de culture au Kef manque seulement de 8.000 dinars pour faire fonctionner son système de climatisation par le gasoil. C’est une stratégie globale qu’il s’agit.

Comment doter ces institutions d’un minimum de moyens, pour qu’elles remplissent leurs missions? Nous avons fait un premier devis estimatif pour garantir le minimum et nous en sommes déjà à 54 millions de dinars. Ce n’est pas peu. Nous avons commencé à chercher dans les fonds internationaux et nous avons des garanties fermes pour 20 millions de dinars. Il reste encore une partie à chercher chez les mécènes, dans les instances et missions internationales qui s’intéressent vraiment à notre projet.

Mais il y a aussi des fonds à puiser dans notre propre budget et je compte en faire profiter ces maisons de culture. Car je crois qu’il est très urgent aujourd’hui d’avoir un minimum de commodités dans les institutions culturelles régionales.