Aida Bellagaha Gmach : «Le Rocher bleu est un défi. Mon combat est de préserver notre patrimoine»

aida-gmach1.jpgWebmanagercenter: Comment est né ce projet?

Bellagaha Gmach: Ce projet est né d’un coup de cœur. Takrouna est le village de
mes ancêtres. Dès que j’y ai mis les pieds, j’ai su que j’y finirais ma vie avec
ou sans projet. L’idée s’est imposée à moi naturellement. J’ai de suite, avec le
concours de mon mari, restauré la maison principale et sauté dans un avion pour
participer à la foire du tourisme de Top Résa en France.

J’ai compris qu’il fallait que je prenne contact avec les opérateurs
touristiques tunisiens pour mettre mon projet sur les rails. J’ai signé mes
contrats avec des agences de voyages et le village de Takrouna a aussitôt été
introduit dans les excursions des touristes en vacances dans notre pays.

Parier sur le tourisme culturel dans un pays qui souffre d’un déficit d’image en
tourisme culturel n’est-ce pas un peu téméraire?

J’ai voulu faire de Takrouna un pôle culturel et touristique. Il était important
pour moi de continuer à être dans mon élément. La culture est mon univers.
Pendant 30 ans, j’ai géré la galerie et travaillé avec un grand artiste, feu Ali
Bellagha. C’est lui qui m’a initiée à la peinture, à la sculpture, à la
céramique… Il m’a appris à regarder les choses avec un œil différent et curieux.

Quelle est votre ambition pour le Rocher Bleu ?

Je me bats pour préserver la richesse de notre patrimoine, qui malheureusement
est en grande souffrances. Il a tendance à disparaître devant un
pseudo-modernisme compris au premier degré.

Aux visiteurs qui visitent mon espace, je transmets le savoir-faire de nos
artisans. J’explique nos coutumes et traditions et mets en valeur notre art de
vivre.

Sur les blogs et sites internet de voyages, dans les guides comme le Petit futé
ou le Routard, il est mentionné “la propriétaire des lieux parle avec amour de
l’histoire et de la richesse culturelle de son pays”. Je me considère un peu
comme l’ambassadrice de mon pays dans mon village.

Pourquoi ce besoin de retour dans le village de vos ancêtres ?

Takrouna est époustouflante de beauté. J’en ai eu envie et besoin. Peut-être un
peu par prestige et beaucoup pour rendre hommage aux hommes de ma vie : mon
grand-père, mon père et Ali Bellagha. Le nom donné à cet espace, le «Rocher
Bleu», est aussi un hommage au grand écrivain Tahar Guiga, originaire du
village.

L’écomusée porte le nom de “Dar Gmach”. Je tenais à concilier mon nom de jeune
fille et celui de mon mari. C’est au quatrième palier, au sommet du piton,
qu’habitait la famille Gmach (Gomez ). Ils sont originaires d’Andalousie, de la
Sierra de Ronda de la région Benaladid «Ta kurunna» et qui, pendant
l’immigration mauresque d’Andalousie en 1609, quitte l’Espagne pour s’installer
en Tunisie.

Vous avez le sentiment de ressembler à votre rocher ou bien c’est lui qui vous
ressemble ?

Mon projet me ressemble. Il reflète ma personnalité, et résume mon parcours. La
décoration et l’accueil que je réserve aux visiteurs sont ma touche personnelle.
J’aime les gens, j’aime les rencontres et adore dialoguer.

Investir dans un musée n’est pas un peu philanthropique ?

Ce projet m’a coûté beaucoup d’argent. Dans le musée, rien n’est mis dans des
vitrines. Je considère que les objets anciens et précieux qui y sont exposés ont
une âme. Je les laisse libre. Ils sont à la portée des visiteurs, ils continuent
leurs vies d’une certaine manière. En 8 ans, rien n’a jamais été volé du musée.
Je continue de compléter, au fur et à mesure, les quelques pièces qui manquent.
Récemment des muséographes du Musée Naturel d’Aix en Provence m’ont félicitée
pour la simplicité et l’homogénéité du musée. Cela est réconfortant !

Pour créer le «Rocher Bleu», il a fallu acheminer les matériaux de restauration
à dos d’âne jusqu’en haut du village. Installer l’eau potable et construire des
fosses sceptiques avec des tuyaux qui descendent à 200 m a coûté le prix d’une
petite villa à Tunis. Obtenir les autorisations de l’Institut National du
Patrimoine (INP) a été titanesque. Il a fallu aussi que je me fasse accepter par
les villageois. Bien que je sois originaire de Takrouna, je suis une intruse,
étrangère à leur système.

Que représente pour vous le Rocher Bleu ?

Le Rocher Bleu est un défi. J’ai réussi à faire de ce village fantôme, qui
n’était plus que l’ombre de lui-même à un moment, un point de rencontres. C’est
un havre de paix qui inspire sérénité, noblesse et force à l’image du piton
rocheux de l’époque Miocène (22 millions d’années) sur lequel il est édifié. Il
me plait de penser que Guy de Maupassant serait heureux de retrouver le village
comme il l’a décrit en 188O.

Avez-vous un regret ?

Takrouna est un précieux village berbère du nord de la Tunisie. Il lui manque un
peu de considération et davantage d’entretien dans le respect de son cachet
architectural. Il pourrait devenir un pôle culturel international de haute
facture. Il s’adapte parfaitement pour l’évènementiel.

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