Parmi les blocages qui ont entravé, depuis le changement de 2011, la transition politique, économique et sociale, figure l’incapacité des politiques et des économistes du pays de concocter un nouveau modèle de développement qui consacrerait une rupture nette avec celui qui était en vigueur au temps de Bourguiba et de Ben Ali.

Abou SARRA

Un modèle de développement étant, d’après la littérature du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), « un schéma à suivre afin de promouvoir le progrès d’un peuple. Il s’agit d’un cadre de référence pour ceux à qui il appartient d’élaborer les politiques publiques d’un pays ».

Invités à l’université d’été de la Fondation Mohamed Ali Hammi (FMAH, ex-Acmaco), tenue les 2, 3 et 4 septembre 2022 à Gammarth sur le thème : «le devenir de la transition démocratique en Tunisie, 12 ans après, bilan et alternatives : pour un nouveau modèle de gouvernance», deux éminents économistes ont essayé de donner des éclairages sur les raisons de ce blocage.

Il s’agit de Hachemi Aleya, auteur d’un récent ouvrage intitulé : « Le modèle tunisien, refondre l’économie pour consolider la démocratie », et de Hédi Zaiem, auteur également d’un ouvrage d’excellente facture « Les fausses pistes ».

Lire aussi : Vient de paraître  : « Les fausses pistes, pour que le corona ne soit pas une simple parenthèse», de Mohamed Hédi Zaiem

L’Etat est devenu nuisible pour l’économie

Dans sa communication, Hachemi Aleya a regretté que le débat sur l’enjeu de changer de modèle de développement ne soit pas d’actualité, faisant assumer aux leaders d’opinion la responsabilité. «Il était à la mode jusqu’en 2014 de parler de changement de modèle de développement. Depuis, ce débat est tombé aux oubliettes, et a été délaissé à la fois par les médias et les politiques. Les premiers ont agi par ignorance et incapacité à expliquer le modèle (NDLR bien par ignorance et incapacité d’expliquer), et les seconds par peur d’avoir à faire face à une réalité et de devoir s’engager dans des actions ne correspondant pas à leurs intérêts», a-t-il dit.

Hachemi Aleya devait rappeler que le premier modèle de développement était bizarrement l’œuvre de Bourguiba, alors que ce dernier n’a jamais été ni économiste ni expert en développement.

L’Etat est devenu le premier blocage qui entrave la croissance et le développement

A notre connaissance, la Tunisie a connu deux modèles de développement, le collectivisme d’Ahmed Ben Salah et celui des avantages comparatifs de Hédi Nouira (Loi 72 qui encourage l’offshore employant une main-d’œuvre bon marché). Qu’à cela ne tienne !

L’ancien modèle, qui serait donc « le modèle de Bourguiba » d’après Hachemi Aleya, repose essentiellement sur la prédominance de l’Etat providence.

Ainsi, l’économie du pays n’était pas fondée sur la liberté d’entreprendre et sur les compétences. Elle était au temps de Bourguiba et de Ben Ali une économie dans laquelle l’Etat décide de tout et fait tout, voire une économie à la “soviétique“.

Pour lui, ce modèle, qui a consacré, un demi-siècle durant, la mainmise de l’Etat sur l’économie, est à l’origine de la crise multiforme dans laquelle se débat, actuellement, la Tunisie.

Ce même modèle, qui perdure jusqu’à ce jour, est perceptible à travers un secteur public «qui représente les trois quarts de l’économie», un système de prix administrés, une bureaucratie pléthorique, des fonctionnaires corrompus parce que mal rémunérés, la baisse de la productivité, le recours au surendettement pour payer les salaires, le recul de l’investissement public et privé…

Au regard de l’ensemble de ces dysfonctionnements, Hachemi Aleya pense que l’institution de l’Etat est devenue pernicieuse pour l’économie du pays. L’Etat est devenu le premier blocage qui entrave la croissance et le développement.

ce modèle, qui a consacré la mainmise de l’Etat sur l’économie, est à l’origine de la crise multiforme dans laquelle se débat, actuellement, la Tunisie.

Il recommande de repenser le rôle de l’Etat. «L’Etat ne peut pas tout faire», dit-il, puis d’ajouter : «il ne peut pas gérer les affaires économiques. Ce n’est pas son rôle de produire quoi que ce soit».

Morale de l’histoire : «L’Etat doit, selon lui, se désengager et privatiser».

La transition est essentiellement sociale

Pour sa part, Hédi Zaiem, fidèle à sa réputation d’économiste atypique, a attiré l’attention sur des appellations inadéquates et fausses pistes adoptées depuis le 14 janvier 2011.

Dans cet esprit, il a laissé entendre que la qualification de “démocratique“ la transition que vit la Tunisie, depuis 2011, serait inappropriée. « Le grand problème actuel de la Tunisie, c’est la transition qui ne veut pas se faire parce qu’il ne s’agit pas de transition démocratique comme on essaie de nous le faire croire», dit-il. Car «la rue n’a jamais revendiqué la démocratie. Le slogan “emploi, liberté, dignité“ n’équivaut pas à une revendication démocratique (…) ».

Et Hedi Zaiem de tirer cette première conclusion : «notre problème n’est pas le blocage de la “transition démocratique“, mais le blocage de ce que j’appellerais la “transition sociale“».

« Nous pensons, note-t-il, que la crise que traverse l’État depuis la révolution n’est rien d’autre que l’explosion d’une crise qui a accompagné l’État moderne depuis sa création, et dont les traits se sont consolidés au cours de la décennie qui s’est étendue entre 1974 et 1983, et que nous appelons “la décennie euphorique“. Cette crise s’est poursuivie pendant le règne de Ben Ali ».

Les principales caractéristiques en étaient, toujours d’après Hédi Zaiem : domination de l’État sur la vie économique ; relation quasi-mécanique entre l’évolution des salaires et l’évolution des prix, indépendamment d’autres données objectives, à travers des négociations sociales, qui ne font que consacrer cette relation mécanique ; un dispositif d’accompagnement, une légion de procédures et d’institutions visant à accompagner et à protéger tout type d’investissement, dès lors qu’il est créateur d’emplois ; changements significatifs dans le modèle de consommation, y compris non seulement le domaine alimentaire mais aussi la santé, le logement, le transport et autres.

Pour Hédi Ziaem, ce modèle porte un nom : Etat-tutélaire.

Finir avec l’Etat-tutélaire

Pour lui, ce modèle constitue un lourd héritage, hypothéquant, dans une large mesure, toute tentative de réforme : notre grand problème est que toutes les forces sociales restent attachées de manière dramatique à ce modèle.

Il propose de dépasser le modèle de l’Etat tutélaire, mais suggère d’accompagner cet éventuel désengagement de l’Etat par la promotion du tiers-secteur (économie sociale et solidaire). Ce secteur permettra, dit-il, de relayer l’Etat dans la fourniture des services de base : éducation, santé, culture et transports publics.

Toujours prévenant, l’universitaire met en garde les analystes qui seraient tentés de suivre une fausse piste, celle qui se propose de sauver l’économie tunisienne sous prétexte de concevoir un nouveau modèle de développement.

Hédi Zaiem estime qu’«il ne faut plus parler de sauvetage. Au contraire, il faut aider l’ancien modèle à mourir, pour que puisse naître le nouveau. Nous nous sommes probablement trompés de cible (ou plus précisément qu’on veut nous faire croire qu’il n’y a qu’une seule voie)».

Le débat qui a suivi ces deux communications a été animé. Globalement, les intervenants ont perçu dans les approches des deux économistes une idéalisation exagérée de l’économie de marché et des privés tunisiens.

Ils ont rappelé aux conférenciers que le capitalisme en vigueur en Tunisie est loin d’être un capitalisme à la Thatcher, un capitalisme de talents ouvert au maximum de Tunisiens ; c’est un capitalisme verrouillé de lobbys, de rapine, de cartels, de contrebande et contrefaçon, un capitalisme surprotégé en plus.

il ne faut plus parler de sauvetage, mais au contraire aider l’ancien modèle à mourir, pour que puisse naître le nouveau.

Pour preuve, ils ont cité la tragédie qu’a vécue la Tunisie au temps de la pandémie de Covid-19 qui a fait, par l’effet entre autres de la défaillance des privés, plus de 30 000 morts.

Est-il besoin de rappeler que le comportement des cliniques privées qui ont vampirisé tous les investissements depuis les années 90 au détriment des hôpitaux publics et ont refusé de prendre en charge les Tunisiens affectés par la pandémie. C’est ce genre de tragédie qui a amené tous beaucoup de pays à travers le monde à restaurer “l’Etat providence“, plus exactement l’Etat social démocratique qui doit dorénavant fournir à ces citoyens des services publics de qualité, santé éducation, transport…

Point d’orgue de ce débat, l’intervention de l’altermondialiste, Pierre Galand. Ce militant de sensibilité de gauche a tiré à boulets rouges sur cette tendance à se débarrasser de l’Etat social et à jouer le jeu des mafias politico-financières internationales et nationales qui œuvrent à préserver l’ordre établi.

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