Depuis le changement du 14 janvier 2011, les élites tunisiennes sont en ébullition. Elles déplorent leur écartement des sphères de prise de décisions. Ces mêmes élites, qui ont toujours cru qu’elles étaient indispensables pour accompagner les forces politiques au pouvoir. Leur marginalisation a été exacerbée avec l’accès, en 2019, à la magistrature suprême du populiste Kaïs Saïed et sa tendance à accaparer tous les pouvoirs, depuis le coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021.

Abou SARRA

Dans une communication de grande facture sur la relation entre les élites tunisiennes et le peuple, l’historien Abdelhamid Henia lève le voile sur les motivations de cette élite et sur son véritable ancrage dans la société.

Intitulée «La congruence entre Kaïs Saïed et les “multitudes populaires en Tunisie est-elle totale ? », l’historien se penche également sur les difficultés que va rencontrer le chef de l’Etat pour confectionner un nouveau profil d’élite, une élite qui se propose d’être à la fois proche des gens ordinaires et loin d’eux. Une équation difficile à entretenir.

La conférence, qui a été présentée dans le cadre de l’université d’été de la Fondation Mohamed Ali Hammi (FMAH, ex-Acmaco), tenue les 2, 3 et 4 septembre 2022 à Gammarth sur le thème : «le devenir de la transition démocratique en Tunisie, 12 ans après, bilan et alternatives : pour un nouveau modèle de gouvernance», a tenté de « répondre à une interrogation sur le degré d’empathie de Kaïs Saïed avec les “multitudes populaires” et s’il est réellement différent des autres membres de l’élite politique ».

Traitant de la genèse de l’élite politique (nukhba) de nos jours, l’historien indique qu’elle est essentiellement réformiste. « Elle hérite, dit-il, ce trait de caractère des réformistes (içlâh’iste) de la seconde moitié du 19e siècle.

Ainsi, l’expression “nukhba“ a toujours désigné une catégorie sociale qui tend à se situer au sommet. Elle réclame le privilège de guider la nation.

Et Hénia d’ajouter : « Etant une élite autodésignée (ou autoproclamée), la nukhba s’accorde un pouvoir qui s’impose par lui-même et ne nécessite pas d’être justifié plus avant.

Au cours de la période de transition (janvier 2011 – juillet 2021), cette élite a instauré une “démocratie des accords élitaires“ pour des pratiques politiques “consociatives“, au lieu d’une démocratie des alternatives compétitives.

« Cette manière de faire, note l’historien, assure à l’élite politique (associée) une maîtrise de l’exercice du pouvoir lui permettant de faire front commun face à toutes contestations populaires ».

D’ailleurs, la revendication de la démocratie est une revendication de cette élite. A ce propos, l’économiste Hédi Zaiem considère que « la rue n’a jamais revendiqué la démocratie. Le slogan “emploi, liberté, dignité“ des indignés   n’équivaut pas à une revendication démocratique (…) ».

«Pour justifier un tel modèle de gouvernement consociatif, l’élite invoque la raison d’Etat. Cependant, son bilan économique et social est particulièrement catastrophique », note l’historien.

Kaïs Saïed dérange une élite dont il ne serait pas différent

S’agissant du phénomène “Kaïs Saïed“ avec sa fameuse devise « le peuple veut », Abdelhamid Hénia fait remarquer que la prise “spectaculaire” de tous les pouvoirs par le chef de l’Etat, le 25 juillet 2021, a eu l’effet d’un séisme dans l’échiquier politique tunisien.

« Il est qualifié de “coup d’Etat” par les partis politiques, et de “rectification du processus politique“ par les “multitudes populaires”, dit-il.

Conséquence : « les élites font tout pour dénigrer le soutien que les gens ordinaires accordent à Kaïs Saïed », relève le conférencier.

Pour l’historien : « Les élections de 2019 expriment l’état de colère qui gronde contre les élites politiques ; ce qui explique le recours à de nouveaux acteurs anti-systémiques pour qu’ils prennent en charge les catégories laissées pour compte. L’appel à de nouveaux acteurs politiques se concrétise dans l’élection de Kaïs Saïed. Les “multitudes populaires” soutiennent ce dernier, parce qu’il se présente comme l’opposant à tous les partis politiques ».

Cette assertion est attestée par les enquêtes et les sondages.  Ainsi, selon une enquête de terrain sur les préoccupations des jeunes, menée en 2020 par les chercheurs Hafedh Chekir et Ahmed Azouzi, auprès de 4 261 jeunes âgés entre 10 et 19 ans sur tout le pays, 66,9% des sondés se disent contre les élites politiques, tandis que 52% estiment, d’après la même enquête, que la politique ne les intéresse pas.

L’historien devait s’interroger ensuite si Kaïs Saïed est réellement différent des autres membres de l’élite.

Il a rappelé que la caractéristique de l’élite politique en Tunisie depuis le 19e siècle est d’être réformiste (içlâh’iste). Elle focalise l’attention principalement sur les changements à caractère politique : Pacte fondamental (en 1857), Constitution, Destour (en 1861, 1959, 2014, 2022). Avec de telles réformes, l’élite cherche d’abord à mieux se positionner sur la scène politique et monopoliser le pouvoir.

A regarder de près ce qui préoccupe le plus Kaïs Saïed dans son action politique, depuis le 25 juillet 2021, notet-il, on constate qu’il partage les mêmes traits fondamentaux avec l’élite réformiste : seules les réformes à caractère politique le préoccupent.

L’usage de l’arabe littéraire risque d’être fatal pour Kaïs Saïed

Est-ce à dire qu’il n’est guère différent des autres catégories de l’élite içlah’iste ?, s’est interrogé le conférencier, avant d’ajouter : « D’un autre côté, l’usage obstiné de l’arabe littéraire dans ses discours révèle comment Kaïs Saïed cherche à afficher un certain élitisme, ce qui l’éloignerait des gens ordinaires, en ce sens qu’il cherche se présenter totalement différent des Tunisiens ordinaires ».

« Son usage de l’arabe littéraire est aussi pour prendre ses distances par rapport aux pratiques empiriques et simplistes des gens ordinaires. Seul l’usage de la langue littéraire lui permet de creuser dans le lexique politique pour trouver les mots qui lui permettent de conceptualiser ses objets et d’exprimer la nouveauté de l’exercice du pouvoir qu’il entend mener ».

Ainsi, le rapport à la langue se décline en duel entre deux catégories d’acteurs sociaux : les “gens du savoir savant” et de la conceptualisation, d’une part, et les “gens du savoir ordinaire” et de l’empirie, d’autre part.

L’historien résume ainsi sa pensée : « Consciemment ou inconsciemment, Kaïs Saïed est donc en train de creuser une distance entre lui et le monde social des gens ordinaires. En somme, la personnalité de Kaïs Saïed semble quelque peu ambiguë : d’un côté il s’identifie, par quelques aspects, à l’élite politique classique içlâh’iste, de l’autre côté, il n’arrive pas à être en totale empathie avec les “multitudes populaires”. Il ne parle pas leur langue, et surtout, il ne cherche pas à penser comme eux. C’est dire que le soutien que les “multitudes populaires” lui accordent en ce moment risque de disparaître ».

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