Dans des communications complémentaires faites dans le cadre de l’université d’été de la Fondation Mohamed Ali Hammi (FMAH, ex-Acmaco), deux universitaires, en l’occurrence, Azzam Mahjoub (économiste) et Hatem Mrad (professeur de science politique à l’Université de Carthage) ont essayé d’expliquer l’instabilité politique qui a prévalu en Tunisie, douze ans durant.

Abou Sarra

Le premier a expliqué cette instabilité par la “particratie“, système de gouvernance dans lequel les partis politiques détiennent la plupart des pouvoirs, tandis que le second a perçu dans le changement opéré par le coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021, une migration vers une “démocrature“, un mix de totalitarisme et de démocratie.

Au commencement, deux résultats fort révélateurs d’une enquête de terrain menée en 2020 par deux chercheurs, à savoir Hafedh Chekir et Ahmed Azouzi, auprès de 4 261 jeunes âgés entre 10 et 19 ans répartis sur tout le pays.

Selon cette enquête dont les conclusions ont été présentées lors de la 29ème session de la FMAH (2, 3 et 4 septembre 2022), 77,8% des sondés estiment que les partis en Tunisie n’œuvrent pas pour l’intérêt du pays, tandis que 76,6% d’entre eux considèrent que les parlementaires (députés) issus de ces partis ne servent que leurs propres intérêts.

A l’origine de la dégénérescence, les partis politiques

Pour Azzam Mahjoub, cette défiance attestée par les enquêtes et sondages vis-à-vis des partis vient confirmer le peu de crédibilité accordée à leur représentativité au sein de l’institution parlementaire.

Conséquence : il n’est pas étonnant, selon lui, que la représentation parlementaire soit rejetée de plus en plus par nombre de Tunisiens.

Dans une communication intitulée «Des limites actuelles des partis et des dangers de la particratie», Azzam Mahjoub, communication datant de 2020, a anticipé sur le coup de force constitutionnel de Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, et sur ses intentions de s’accaparer tous les pouvoirs.

L’universitaire a mis l’accent sur les limites visibles des partis politiques tunisiens, voire « des faiblesses qui hypothèquent leur pérennité, et surtout leurs capabilités à gérer la chose publique et à consolider le processus démocratique.

Il en cite quatre :

La première consiste en « la formation et l’éclatement d’alliances politiques opportunistes, improvisées (post-élection non programmatiques) et contraires aux engagements électoraux lesquels n’ont pas manqué de heurter les électeurs, car elles bafouent ouvertement leur volonté exprimée par le suffrage universel ».

La deuxième porte sur la légalité des élus et leur illégitimité. « En effet, note-t-il, les élus peuvent se prévaloir d’une légalité de droit pour revendiquer l’exercice du pouvoir (le respect du verdict populaire). Toutefois, leur légitimité est problématique. Car si la légalité s’établit par rapport au droit, la légitimité pour l’exercice effectif du pouvoir, elle, s’appuie sur une éthique, c’est-à-dire sur ce qui est moralement acceptable dans une formation sociale donnée ».

Ainsi, la triche, la corruption, la tromperie, le non respect des engagements au nom de la real politique, le dévoiement du suffrage universel sont autant d’éléments qui “illégétiment“, pour une grande part, les partis qui réclament constamment le droit à l’exercice du pouvoir, explique-t-il.

Toujours à propos de la légitimé, il indique que cette dernière « est tributaire de la réalisation (NDLR : obligation des résultats), c’est-à-dire de la capacité réelle et non formelle à gouverner dans l’intérêt national et en réponse effective aux aspirations et demandes populaires ».

La troisième limite a trait à « cette lutte incessante pour le partage du pouvoir, des postes de commandes (quotas) lors de la formation des gouvernements a été, toujours et à juste titre, perçue par nombre de Tunisiens comme étant l’objectif ultime des partis : l’Etat et les institutions sont ainsi considérés comme un butin à s’accaparer ».

La quatrième faiblesse porte sur l’indigence programmatique des partis. Cette indigence, relève-t-il, est du reste une caractéristique.

Au rayon des pistes à explorer pour combattre la particratie et sa contre-productivité, le conférencier considère qu’« il y a urgence pour procéder aux réajustements de la Constitution de 2014, du mode, du niveau, de la nature de la représentation populaire et du mode du scrutin. Il en va de même de la loi sur les partis (garde-fous contre les dérives) ».

Quant aux parties qui doivent mener ce combat, il considère que « la présidence de la République, la société civile et les organisations professionnelles (UGTT et autres) ont un rôle décisif pour permettre de stabiliser le régime politique et consolider la démocratie qui devra être centrée sur le citoyen en évitant en même temps les écueils de la particratie mais aussi du présidentialisme démesuré…».

Avec Saïed, la démocratie va dans le sens de la déconsolidation

De son côté, Hatem Ben M’rad a donné une conférence intitulée : « Bilan de la transition post-25 juillet 2021 et quête d’un nouveau modèle de gouvernance ».

Pour l’universitaire, avec l’état d’exception de Saïed du 25 juillet 2021 qu’il qualifie de « tournant soudain, brutal et dangereux de la vie politique tunisienne, en discontinuité par rapport à la révolution et à la démocratie », la Tunisie retrouve la balançoire voire l’alternance entre démocratie et autoritarisme.

Il considère qu’avec ce coup de force constitutionnel, « la démocratie de transition tunisienne n’a pu se consolider, pire, elle va dans le sens de la déconsolidation. La nouvelle gouvernance issue de l’exceptionnalité du 25 juillet est problématique à la base. Elle a de fortes chances d’être comme de la mal-gouvernance ou comme une “a-gouvernance“ ».

Et l’universitaire de poursuivre : « le bilan politique du 25 juillet peut être résumé comme la mise en place du pouvoir d’un seul homme. Il s’agit du recours à l’état d’exception, de la dissolution du Parlement, de la persécution des magistrats, de la dérive dictatoriale, des consultations populaires impopulaires, de la Constitution réactionnaire, confiscatoire des pouvoirs de l’Etat ».

De tous ces éléments réunis depuis le 25 juillet, Hatem Ben M’rad tire la conclusion suivante : il est persuadé que la nouvelle gouvernance tunisienne a de fortes chances d’être assise sur le modèle de la démocrature, qui est un concept rassemblant deux concepts (et deux pratiques) contraires. Il est utilisé en science politique, dit-il, pour désigner le caractère autoritaire d’un régime politique qui, par certains aspects, est pluraliste ou démocratique. C’est l’alliance de la démocratie et de la dictature, explique-t-il.

Et le conférencier de préciser davantage sa pensée : « Le président Saïed réunit tous les pouvoirs de l’Etat entre ses mains (l’exécutif, le législatif, le judiciaire et même le constituant), mais les libertés privées et publiques, la liberté de presse et d’opinion, et les acquis de la Révolution sont encore normalement en vigueur, pour l’instant en tout cas, car certaines restrictions commencent à apparaître. Seulement, le président gouverne aujourd’hui dans un quasi-vide institutionnel ».

La démocratie ne se décrète pas

Lors du débat instauré suite à cette communication, Hatem Ben M’rad a été fortement critiqué pour sa focalisation sur l’aspect autocratique du président Kaïs Saïed. Il lui a été reproché de penser à tort que l’opposition au personnage était un programme politique alors que le maintien des libertés par le coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021 lui permettait tout autant qu’au reste des oppositions de proposer, à l’opinion publique tunisienne, des programmes politiques crédibles.

Au cours de ce débat, l’accent a également été mis sur la non préparation des Tunisiens à la pratique démocratique et sur l’enjeu de se concentrer plus sur les pré-requis de la démocratie que sur les ratages du processus démocratique au forceps enclenché dans des conditions chaotiques et tragiques depuis 2011.

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