La Tunisie a besoin de 200 000 tonnes de blé par mois (entre blé dur et blé tendre). Au mois de décembre 2021, l’Office des céréales a réduit la quantité écoulée sur le marché de 15 000 tonnes, ensuite et sur trois mois successifs de 15 000 autres tonnes dans un contexte où la demande dépasse l’offre alors que les cours internationaux des produits céréaliers sont passés du simple au double.

Ceci explique-t-il la grande pénurie des produits céréaliers ces derniers mois ou encore la panique des consommateurs dans notre pays à l’approche du mois du ramadan ?

La réponse est évidemment non. Il y a aussi les 9 000 pains gaspillés quotidiennement, la spéculation, les dizaines de dépôts de denrées alimentaires illégaux, dans plusieurs zones et régions du pays où des mafias de contrebande sévissent et où des opérateurs dans l’économie formelle peuvent être défaillants…

Le plan du gouvernement pour faire face à la pénurie a-t-il concerné tous les éléments cités plus haut ?

Une fois de plus, c’est non. Le président Kaïs Saïed a parlé de spéculation, et tout de suite toute la machine administrative et judiciaire s’est emballée derrière lui : partons tous en croisade. Et au lieu de mettre en place un plan bien étudié pour savoir où et comment frapper, on a choisi la solution de facilité : «mettons tout le monde dans le même sac et partons en campagne contre aussi bien les industriels opérant dans les pâtes alimentaires, les grossistes que les boulangers».

En un mot, notre guerre ne doit pas épargner les patentés, ceux qui ont pignon sur rue et que nous sommes censés surveiller régulièrement. Arrêtons-les d’abord, les justifications, les explications viendront plus tard.

C’est ainsi qu’une série d’arrestations ont eu lieu depuis le fameux discours du président déclarant une guerre sans merci aux spéculateurs terminée par la libération de prévenus au motif que les dossiers étaient vides.

Arrestations avec beaucoup de bruit, relaxes très discrètes et après quoi ? Après que de grandes enseignes dont celles présentes sur des marchés internationaux soient traînées dans la boue.

Digne d’un drame shakespearien. Mais qu’importe, le président a déclaré : « Je veux une guerre sans merci contre ces spéculateurs qui visent à affamer les Tunisiens et à porter atteinte à la paix sociale. Je veux une lutte sans relâche contre les circuits dans le cadre de la loi ». Et du coup, tous les ministres, à commencer par celle du Commerce jusqu’à celui de l’Intérieur en passant par celle de la Justice – qui a envoyé au parquet une circulaire digne dans sa dimension répressive, de l’ère de la prohibition aux Etats-Unis -, sont partis en guerre.

E l’efficience dans tout cela.

Depuis le lancement de la campagne contre la spéculation, les prix du pain ont grimpé et les boulangeries recourent moins à la farine. Les descentes des équipes de police dans les entrepôts des grossistes ou des boulangeries, même si comme, disent les services du ministère du Commerce, sont initiées par leurs soins, ne peuvent même pas prouver avec précision l’acte spéculatif.

Un cadre légal ambigu et incomplet

Pour rappel, la loi 94-86 du 23 juillet 1994 relative aux circuits de distribution des produits agricoles et de la pêche et complétée par la Loi n°2000-18 du 7 février 2000 stipule dans son article 17 « est considéré spéculation le fait de refuser la mise sur le marché ou la vente de quantités des produits lorsqu’ils sont insuffisamment disponibles et ont fait l’objet d’une décision ministérielle de mise en vente publiée dans les quotidiens ou notifiée à l’exploitant de l’entrepôt par lettre recommandée avec accusé de réception ».

Les opérateurs exerçant dans le secteur formel ont-ils refusé de vendre les denrées dont ils disposent ? Tout ce que nous savons c’est que les interpellations dont ils ont fait l’objet ont été réalisées sur la base des stocks trouvés dans des entrepôts initiaux ou secondaires.

Le 26 février 2019 a été promulguée la loi N°25/2019 relative à la sécurité sanitaire des denrées alimentaires et aliments pour animaux. Elle comprend les dispositions de base permettant d’assurer, en ce qui concerne les denrées alimentaires, un niveau élevé de protection de la santé des personnes et des intérêts des consommateurs, compte tenu notamment de la diversité de l’offre alimentaire, tout en veillant au fonctionnement effectif du marché intérieur. Elle établit des principes et des responsabilités communs, le moyen de fournir une base scientifique solide, des dispositions et des procédures organisationnelles efficaces pour étayer la prise de décision dans le domaine de la sécurité des denrées alimentaires et des aliments pour animaux.

Aucun texte d’application de la loi en question à ce jour. A qui la faute ?

Le décret gouvernemental 101 du 11 janvier 2016 portant création d’une commission nationale et de représentations régionales pour assurer le suivi des prix et lutter contre la contrebande et le commerce parallèle comprend, entre autres, l’élaboration de listes où sont identifiés nominativement les contrebandiers et leurs intermédiaires, laquelle liste doit être régulièrement actualisée.

Qu’en est-il de cette liste et avons-nous lutté efficacement contre les mafias des contrebandiers ?

Manque de moyens et personnels non formés !

Il y a un peu plus de 3 mois, le 6 décembre 2021, un courrier a été envoyé par le Conseil de la concurrence au ministère du Commerce. Le Conseil y émet des réserves quant au projet de décret daté du 18 novembre 2021 soumis pour consultation par le ministère. Le projet de loi est relatif à la mise en place d’un cadre légal pour les circuits de distribution des produits agricoles et de pêche et le renforcement des mécanismes de contrôle.

Il estime les peines requises trop coercitives et sévères, ce qui ne correspond pas à la nature des activités de distribution des produits agricoles et de pêche. Et à ce titre, il appelle à alléger les peines et jugements et renforcer les campagnes de contrôle et de lutte contre la spéculation.

Il appelle aussi à redonner au ministre du Commerce pouvoirs et moyens de prendre des mesures ponctuelles au titre de l’article 4 de la Loi n° 2015-36 du 15 septembre 2015, relative à la réorganisation de la concurrence et des prix.

L’article stipule que : « en vue de faire face à des hausses excessives ou un effondrement des prix, des mesures temporaires motivées par une situation de crise ou de calamité, par des circonstances exceptionnelles ou par une situation de marché manifestement anormale dans un secteur déterminé, peuvent être prises par arrêté du ministre chargé du Commerce et dont la durée d’application ne peut excéder six mois ».

Mais plus que le cadre légal relatif à la lutte contre les spéculateurs et les monopoleurs et qui doit impérativement être clarifié et amélioré, il y a la formation des services de contrôle eux-mêmes qui laisse à désirer.

Dans le 26ème rapport annuel de la Cour des comptes, on signale qu’en termes de contrôle 22 directions régionales sous tutelle du ministère du Commerce ne disposent que de 7% des normes tunisiennes certifiées. Les quatre normes d’ordre général ne sont disponibles que chez la Direction centrale et une direction régionale. 73% des agents chargés du contrôle de qualité ne sont pas qualifiés pour ce type de contrôle, 12 directions régionales ne disposent même pas de 18 instruments parmi les 46 que nécessite le travail de contrôle sur terrain.

Toujours selon le rapport de la Cour des comptes, de nombreuses directions régionales n’ont pas respecté leur programme annuel de contrôle continu portant sur 24 catégories de produits.

La Cour des comptes a relevé que le nombre d’interventions visant le commerce parallèle où on peut trouver toutes les mauvaises pratiques, la spéculation notamment, « n’a été l’œuvre que de 5 directions régionales et que 7 autres directions ainsi que la direction centrale étaient totalement absentes au niveau de cette activité ».

Cet état des choses explique peut-être qu’à Ben Guerdane où résident 100 000 habitants on ne puisse pas contrôler comme il se doit les 300 entreprises et les dizaines d’entrepôts de denrées alimentaires anarchiques ?

C’est parce qu’il y a dysfonctionnements profonds du système de suivi, de contrôle et de régulation du marché qu’il y a développement des circuits parallèles de distribution, que la spéculation sévit et que les mafias de la contrebande prospèrent.

La lutte contre ces phénomènes destructeurs de l’économie nationale ne peut se faire par les discours tendus et populistes à souhait du président de la République mais en mettant en place une stratégie nationale comprenant tous les axes assurant l’efficience des opérations de contrôle, de surveillance et de sanctions. Cadre légal, formation et moyens humains et matériels en sont les instruments.

Les temps sont à l’action réfléchie, efficiente et surtout intelligente.

Amel Belhadj Ali