«Si la musique est la partie maîtresse de l’éducation… c’est parce que le rythme et l’harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement». Les vertus éducatives de la musique sont ainsi dites par Platon à son disciple Glaucon.

La musique n’adoucit pas seulement les mœurs, elle améliore l’écoute, la mémoire, l’attention et l’organisation de la pensée. Plus que tout, la musique est, au 21ème siècle, le seul langage qui transcende toutes les divisions et unit par-delà les frontières les nations quelles que soient leur histoire-géographie et leurs racines culturelles.

Pour l’économiste Radhi Meddeb, l’expression musicale est une manière d’opposer la culture de la vie à la culture de la mort “marketée“ depuis 2011.

Radhi Meddeb qui, pour une fois, ne parle pas d’économie, mais nous raconte dans l’entretien ci-après une grande réalisation : «Tunisia 88» accomplie avec un musicien américain de renommée internationale, Kimball Gallagher.

WCM : Parlez-nous de la genèse de Tunisia 88.

Radhi Meddeb : En 2012, j’ai rencontré, à sa demande, Kimball Gallagher, un pianiste américain qui venait régulièrement en Tunisie. Kimball était venu plus d’une trentaine de fois dans notre pays. C’était un citoyen du monde.

Américain de nationalité, né à Boston et établi à New York, il passait moins du tiers de son temps aux États-Unis, et le reste il parcourait le monde. Il avait aimé la Tunisie et avait constaté que, dans l’enseignement musical, il y avait un maillon qui manquait à la chaîne. Ce maillon était l’apprentissage de la composition musicale.

Pendant plusieurs années avec une association du nord-ouest, il avait organisé tous les étés un camp d’apprentissage de la composition musicale où il réunissait, trois semaines durant à Beni Mtir, des jeunes et des moins jeunes pour leur apprendre bénévolement à faire de la composition musicale.

En 2012, il était là et il avait cherché à me connaître parce que des gens lui avaient parlé de mon parcours. On s’est rencontrés et on s’était pris d’amitié. Quand il venait en Tunisie, je le recevais chez moi et nous passions de longues soirées d’hiver à discuter. Je lui parlais de développement inclusif, lui me parlait de musique, jusqu’au jour où il m’a dit : « Et si nous faisions de l’inclusion par la musique ?».

Kimball Gallagher courait le monde à l’époque parce qu’il avait un projet qui s’appelait « International 88 ». Il avait décidé d’organiser 88 concerts dans les coins les plus reculés de la planète. A l’époque, il y avait des guerres partout, dont à Kaboul en Afghanistan où il avait donné des concerts; à Sanaa au Yémen et il s’y est également produit, tout comme au Caire en pleine révolution, à Tunis et ailleurs.

Pourquoi « International 88 » ?

Pourquoi 88 ? C’est un clin d’œil aux 88 touches du clavier d’un piano, et son tour du monde en quatre-vingt-huit étapes s’était terminé à New York au Carnegie Hall à guichets fermés. J’ai été à ce concert avec ma famille parce que ma fille était, alors, étudiante à New York, et il y avait d’autres Tunisiens parmi lesquels Jalloul Ayed. Nous avions assisté à cet admirable concert où Kimball Gallagher avait invité avec lui des musiciens indiens qui jouaient du cithare et d’autres instruments musicaux indiens pendant que lui les accompagnait au piano. C’était sublime !

Comment avez-vous fait pour lancer le projet en Tunisie ?

Kimball m’avait dit « et si nous faisions le tour de la Tunisie en 88 étapes pour toucher tous les gouvernorats et que ces 88 étapes soient celles des jeunes ? ».

C’est de là qu’est née l’idée de collaborer avec le ministère de l’Education nationale. Nous avions écrit une longue lettre à Néji Jalloul, ministre de l’Education de l’époque. En amont, j’avais pris rendez-vous avec lui. Il avait reçu Kimball Gallagher pendant une heure et avait approuvé toutes ses suggestions, mettant ainsi la barre très haut.

Sortant de chez lui, Kimball m’avait demandé : que faire ? Le ministre a tout accepté. Nous avions alors décidé de lui envoyer une lettre dans laquelle nous racontions notre projet dans les détails. A notre lettre, Néji Jalloul avait répondu par deux mots et une petite signature : « Avec mon appui et mon soutien » (Ma3a Al moussaneda wa Da3m”.

Qu’avez-vous sollicité ?

Une seule chose : nous ouvrir les portes des établissements scolaires pour que nous puissions réintroduire l’enseignement de la musique dans les lycées de la République. Nous avons donc établi une liste de 88 étapes dans le pays. Une quinzaine de concerts publics et privés, mais pas dans les lycées, et le reste des 72 concerts dans les lycées à raison de trois concerts dans chaque gouvernorat.

Il fallait financer ce projet et nous nous sommes adressés à différentes institutions de coopération internationale. A chaque fois, la réponse était oui, nous sommes prêts à financer parce que votre projet donne un sens et une ouverture à la jeunesse et une raison d’être autre que celle de se procurer un billet aller simple vers le paradis en passant par la Syrie.

Vous défendiez la culture de la vie contre la culture de la mort…

Exactement. D’ailleurs, j’ai utilisé cette expression à l’Acropolium de Carthage un soir, on avait produit un grand concert précédé malheureusement deux jours avant le 24 novembre 2015, de l’attaque lâche de la garde présidentielle à Tunis avec ses 12 martyrs. Il y avait un couvre-feu très sévère, la Tunisie était meurtrie. Nous nous étions posé la question: fallait-il maintenir le concert ? Nous l’avons maintenu, et dans mon mot d’ouverture, j’avais dit “ce concert est l’affirmation de la culture de la vie face à la culture de la mort”.

Comment s’est passé votre périple musical dans les lycées ?

Je voudrais d’abord rendre un hommage appuyé à mon ami Ulrich Brunnhuber qui a été, pendant de longues années, représentant de la Banque européenne d’investissement (BEI, ndlr) en Tunisie. Il était passionné de musique et de Tunisie. Il a donné le meilleur de lui-même pour appuyer ce projet, lui apporter son savoir-faire en matière de planification stratégique.

votre idée est superbe, j’y adhère totalement, vous avez mon soutien mais ne me demandez pas d’argent…

Donc, nous avions réalisé des concerts dans 72 lycées et nous avions bénéficié du financement de plusieurs agences de coopération internationale, je cite celle de la Banque européenne d’investissement, de l’ambassade des États-Unis, de celles du Canada, d’Allemagne, d’Autriche, de Bulgarie et bien d’autres.

Quand nous avons terminé les 88 concerts, nous sommes retournés voir le nouveau ministre de l’Education, M. Hatem Ben Salem qui avait toujours réservé un accueil chaleureux au projet. Nous lui avions dit : “Monsieur le ministre, nous avons réalisé les 88 premiers concerts, mais l’inclusion ne s’arrête pas à trois lycées par gouvernorat, nous voudrions généraliser cette expérience aux 586 lycées de la République”. Il avait répliqué, “votre idée est superbe, j’y adhère totalement, vous avez tout mon soutien mais ne me demandez pas d’argent je ne peux rien vous donner et surtout n’allez pas chercher des financements chez les bailleurs de fonds de l’Education nationale”. Il nous a donc rendu l’exercice encore plus difficile.

Qu’avez-vous fait pour financer la suite du projet ?

La première étape nous avait coûté 300 000 euros (€). Pourquoi ce montant ? Parce qu’il fallait payer les pianistes et les musiciens. Beaucoup de jeunes tunisiens ont été associés à cette initiative. Il fallait payer aux élèves les formations à la culture musicale, des formations à la composition et au leadership. Nous avons offert aux lycées plusieurs pianos et des instruments de musique.

Nous avons offert un piano au lycée de Haouaria, un autre au lycée de Tataouine, et des centaines d’instruments de musique à travers le pays.

Passer de 72 lycées à 586 lycées c’était passer de 300 000 € à 1,5 million d’euros. La tâche semblait impossible, mais comme je l’ai toujours dit : quand les projets sont bons, on finit toujours par trouver le financement.

Elle nous avait fait don de 30 000 € pour la première phase. Nos partenaires allemands connaissaient notre projet

Nous avons de nouveau soumis notre programme à de multiples bailleurs de fonds. Je voudrais insister à ce propos sur le rôle fondamental, lors de la première étape, de la coopération allemande. Elle nous avait fait don de 30 000 € pour la première phase. Nos partenaires allemands connaissaient notre projet. Ils y croyaient.

Pour la deuxième phase, l’ambassade d’Allemagne à Tunis nous a mis en relation avec une agence de coopération allemande chargée de la coopération culturelle qui relève du ministère des Affaires étrangères. Celle-ci a jugé bon d’envoyer une équipe pour évaluer la première phase, son déroulement, sa gouvernance et ses résultats. L’équipe a été dans les régions, dans les lycées, a vu les jeunes et les professeurs, les directeurs des lycées, les parents d’élèves et l’équipe de gestion du projet. Les auditeurs ont discuté avec tout le monde et à la fin ils ont accepté de nous accompagner dans la deuxième phase en nous faisant don de 100% des besoins du projet, soit 1,5 million d’euros, presque 5 millions de dinars.

Vous avez pu couvrir la totalité des lycées de la Tunisie ?

Effectivement. Nous avons pu couvrir les 586 lycées. Aujourd’hui, dans chaque lycée de la République, il y a un club de musique. Nous avons, grâce à ce financement, pu distribuer 88 pianos professionnels à 88 lycées différents. Nous ne les avons pas tirés au sort, nous avons organisé des concours pendant toute la durée du programme pour stimuler les jeunes et les amener à créer, à présenter et à défendre leurs œuvres.

Nous avons mis en place des jurys internationaux représentant les cinq continents du monde avec des représentants de Taiwan, des États-Unis, d’Espagne et d’ailleurs qui ont jugé le travail des élèves et ont sélectionné les meilleurs. Ce n’est pas de la complaisance ou de la connivence, ce sont des jurys internationaux qui ont décidé d’attribuer les pianos aux lycées qui se sont imposés par la qualité de leurs créations.

Nous avons organisé des formations de très grande qualité à destination de milliers d’élèves. Pour donner quelques chiffres : ce projet a permis de toucher 60 000 élèves à travers le pays, de constituer 586 clubs, d’avoir plus de 10 000 élèves qui pratiquent de la musique quotidiennement, de distribuer plusieurs centaines d’instruments de musique, d’organiser des dizaines de formations au leadership, à la créativité, à la composition musicale et à la direction des projets.

Les jeunes ont constitué par eux-mêmes le club des ALUMNI, les anciens des lycées qui ont acquis des compétences et un savoir-faire qu’ils avaient à cœur de transmettre aux plus jeunes.

Je rends hommage à Madame Nour El Houda Guiguet Koubaa, chef d’orchestre en France qui a donné de son temps pour encadrer ses jeunes Tunisia 88

Nous avons également envoyé des lycéens en France, à Mâcon où ils ont logé chez l’habitant et se sont produits avec des associations musicales de Mâcon et de Lyon grâce à l’engagement de Tunisiens de la diaspora.

Je rends hommage ici à Madame Nour El Houda Guiguet Koubaa, chef d’orchestre en France qui a donné de son temps pour encadrer ses jeunes Tunisia 88, en Tunisie, à Mâcon et à Lyon. Ces lycéens ont passé une semaine merveilleuse logés chez des familles qui ne voulaient plus les lâcher parce qu’ils ont donné d’eux-mêmes et ont voulu faire connaître la Tunisie y compris sur le plan gastronomique.

Les musiciens de Tunisia 88 se sont produits aussi au Liban en janvier 2020 à l’université américaine de Beyrouth, en Turquie avec la troupe musicale de l’université technologique de Geysi à 60 km d’Istanbul. Ils ont été associés ici en Tunisie à de grands orchestres internationaux dont l’orchestre civique de Taipei (Taiwan) qui s’est produit en Tunisie en 2017 avec 65 musiciens arrivés avec leurs familles et leurs instruments à l’école coopérative américaine où les Chinois ont chanté l’hymne national tunisien et les jeunes Tunisiens ont chanté avec en chinois. Il y avait 65 jeunes de Tunisie 88 et 65 musiciens de l’orchestre de Taipei.

Nos jeunes se sont produits également au festival international de la musique symphonique d’El Jem, avec l’orchestre de Vienne (Autriche), l’orchestre symphonique de Malaga (Espagne). Ce dernier est venu plusieurs fois en Tunisie (la dernière fois c’était en novembre de cette année 2021 malgré la Covid-19 et les restrictions).

Actuellement, nous avons une équipe de l’équipe d’encadrement de Tunisia 88 qui court le monde. Ils sont allés en France, en Espagne, au Canada, aux États-Unis pour essayer de mobiliser des fonds et pérenniser l’initiative et assurer la suite des événements.

Actuellement, nous avons une équipe de l’équipe d’encadrement de Tunisia 88 qui court le monde

L’ensemble des phases, une et deux, était financé essentiellement par des fonds internationaux – 2% de financement tunisien et 98 % étranger. Aujourd’hui, les clubs sont là et il s’agit pour nous de perpétuer le projet. Pour cela, il faut assurer les frais de fonctionnement et de maintenance et ça ne coûte rien. Si depuis sa création le projet a coûté près de 2 millions d’euros, assurer sa continuité nécessite 75 000 € seulement par an. Et là, nous faisons appel à la société civile, aux entreprises tunisiennes et à leur responsabilité sociale et environnementale pour mettre un peu d’argent et accompagner ce projet dont les effets sont extraordinaires sur les jeunes dans les régions.

Quelques entrepreneurs ont accepté généreusement de nous accompagner pendant cinq ans, nous avons un entrepreneur qui a accepté de mettre 50 000 dinars par an sur les cinq années à venir, et d’autres qui ont accepté de mettre des montants significatifs mais moins importants. J’espère que d’autres accepteront de participer au financement de cette grande œuvre que de former nos jeunes à la création et la composition musicale.

Ils contribueraient ainsi à permettre à nos jeunes d’être des citoyens à part entière du monde, qu’ils participent activement à la transformation de la Tunisie et à sa projection dans un avenir meilleur. Ce serait là une mince mais précieuse contribution citoyenne.