Entre les campagnes de dénigrement de ses anciens compagnons (islamistes) de route, et leurs attaques mordantes et aigres et les suspicions ainsi que la posture méfiante des Tunisiens patriotes et modernistes qui doutent de sa démission réelle du parti tunisien des frères musulmans, Lotfi Zitoun résiste, affronte et confronte. «A ceux qui ne cessent de réitérer la formule “islamiste, un jour, islamiste toujours“, je réponds, “islamiste un jour, Tunisien toujours“. Oui ma tunisianité est plus forte que mon appartenance idéologique et j’ai choisi ma patrie et mon drapeau. A ceux qui doutent de ma sincérité, je réponds, “jugez-moi sur mes actes futurs et non sur mon histoire politique commencée très jeune“».

Entretien

WMC : Comment décriviez-vous le climat politique actuel ?

Lotfi Zitoun : Le moins qu’on puisse dire, délétère ! Le 16 février 2011, j’ai publié un statut dans lequel je dénonçais les postures de tous les acteurs politiques, qu’il s’agisse de partis politiques islamistes, partis de gauche, de droite, laïcs ou d’activistes de ceux qui sont dans le gouvernement ou de ceux qui en sont dehors. Les revendications de toutes ces composantes de la vie politique sont sectaires et opportunistes. Leur dogmatisme idéologique bloque tout élan d’unification, leur vision politique et leur incapacité à réfléchir en hommes et femmes d’Etat les a empêchés de proposer un projet politique qui réponde aux attentes du peuple, notamment celles des jeunes.

Conséquences de tout cela : ce n’est plus la révolution qui est en danger, c’est la Tunisie qui risque gros. Ce n’est pas de la littérature.

Est-ce ce qui vous a poussé à démissionner du parti Ennahdha ?

Je n’ai jamais autant souhaité être indépendant comme je le souhaite aujourd’hui. Pourquoi ça ? Parce que l’Etat, oppresseur dont nous avons été l’ennemi pendant 40 ans, n’existe plus. Du coup, toutes les revendications d’avant la révolution ne sont plus d’actualité.

J’avais espéré que ceux qui étaient dans l’opposition avant 2011 arrêtent d’être une force d’opposition pour devenir une force de propositions. Je les pensais assez clairvoyants pour se débarrasser de tout ce qui est idéologique et communiquer avec le peuple, identifier ses besoins et répondre à ses attentes.

Après ce changement radical, la priorité devait aller aux projets socioéconomiques, et le débat public devait être un débat d’idées construit autour de programmes et de projets pour une nouvelle Tunisie.

Quelle déception qu’au bout de 10 ans, non seulement nous ne sortons pas du même carré, mais nous perdons des acquis.

Quelle est la responsabilité d’Ennahdha dans cette situation calamiteuse ?

A son 10ème congrès, Ennahdha était à son apogée. Il y a eu le manifeste politique du congrès et nous avions pensé que le moment du changement était arrivé. J’ai écrit à l’occasion une série d’articles dont un portait le titre : « Lettre au 10ème congrès ». J’y citais ce qui devait être changé. Malheureusement, le discours religieux extrémiste et haineux a été maintenu et j’ai compris que les promesses d’ouverture ne seront jamais tenues. J’ai commencé à étouffer dans cette ambiance et je ne pouvais plus continuer. On ne peut nager pendant 10 ans à contre-courant sans s’épuiser. Au parti, on m’accusait d’être antinahdha, et les critiques acerbes fusaient de partout.

Donc aucune velléité d’évoluer pour le mieux de la Tunisie à Ennahdha ?

Je ne le vois malheureusement pas. Vous trouvez qu’il est normal, une année après les élections, qu’après tout cet investissement financier et humain, après toutes ces promesses au peuple, on vienne nous dire : “désolés, nous ne savons pas gouverner ? Nous n’avons pas pu nous entendre avec les partis qui constituent la ceinture politique du gouvernement post-élections ?“

Donner le pouvoir à ceux qui n’ont jamais été des politiques, qui n’ont pas été élus relève d’un très mauvais calcul.

Pour moi, la seule solution est un gouvernement politique que le peuple peut sanctionner quand il échoue. Donner le pouvoir à ceux qui n’ont jamais été des politiques, qui n’ont pas été élus relève d’un très mauvais calcul. Quel est le pouvoir des électeurs lorsqu’ils n’ont pas de prise sur ceux qui les gouvernent et qu’ils ne peuvent ni les juger, ni les punir ? Et Ennahdha est responsable de cet état de choses.

Dix (10) ans après, nous aurions dû vivre les réalisations et récolter les fruits de nos sacrifices et de nos efforts. Mais voyez ce qui se passe autour de nous : une jeunesse en colère, un peuple désespéré, une iniquité sociale, un bien-être inexistant. Aujourd’hui, des jeunes qui ont perdu foi en leur pays manifestent, le peuple meurt des suites de la Covid-19 et le gouvernement fait preuve d’une impuissance exaspérante à gérer une situation aux crises multiples.

Je ne veux pas renier ma responsabilité en tant qu’ancien d’Ennahdha, je suis aussi responsable que les autres

L’image ne fait pas honneur à la Tunisie du 21ème siècle. Dans toutes les révolutions, il y a un temps où on passe du chaos à la construction. Je ne veux pas renier ma responsabilité en tant qu’ancien d’Ennahdha, je suis aussi responsable que les autres. Il faut avoir le courage de reconnaître ses échecs Et j’appelle tous les acteurs politiques à revenir sur leurs positions et à mettre la Tunisie et les intérêts du peuple au-dessus de toutes les considérations d’appartenance politique et idéologique.

On ne gère pas un pays en récompensant les plus fidèles et les plus loyaux. On gère un pays en choisissant les plus compétents. Les partis doivent servir le pays, ce n’est pas au pays d’être au service des partis.

Que tous les partis en place n’aient pas la capacité de voir grand, de voir la Tunisie plurielle indépendamment de leurs propres penchants ne prouve-t-il pas leurs limites ?

C’est vrai. Historiquement, les véritables compétences fuient les partis qui sont contre le système et finissent par rejoindre l’Etat parce que pour eux l’Etat est au-dessus des partis. Ils veulent donc faire profiter leur pays de leurs compétences et n’entrent pas en conflit avec l’Etat. Malheureusement, lorsque nous, à Ennahdha, nous avons pris le pouvoir, nous avons exclu les compétences sous prétexte qu’elles travaillaient avec l’ancien régime. C’est un non-sens. Pour moi, il fallait protéger l’Etat en faisant évoluer les lois et en renforçant les institutions et pas en écartant les plus brillants et les plus qualifiés. Le réflexe d’écraser les compétences est le fait des révolutions sanguinaires. Ce qui n’est pas notre cas. Il aurait fallu avoir assez de sagesse et d’amour pour ce pays pour choisir la voie de la réconciliation et non celle de la vengeance.

Le réflexe d’écraser les compétences est le fait des révolutions sanguinaires. Ce qui n’est pas notre cas

Pour notre grand malheur, nous avons exclu les véritables compétences et nous les avons stigmatisées. Nous avons impliqué des incompétents et des débutants qui n’ont aucune connaissance des affaires de l’Etat, nous n’avons même pas fait appel aux Tunisiens qui ont brillé de par le monde, ces experts qui travaillent dans de grandes universités et institutions internationales. Nous sommes entrés dans une transe qui s’appelle consensus, avec des accords impossibles et des contradictions idéologiques impossibles à unifier autour de l’intérêt de la nation. Ceci sans parler de la Constitution qui a produit un pouvoir à 3 têtes, et donc des querelles qui n’en finissent pas et une incapacité à gérer les affaires des pays de manière harmonieuse.

Du coup, des institutions constitutionnelles qui n’ont pas été mises en place pour compléter les assises de l’Etat, comme la Cour constitutionnelle.

Qu’est-ce que cela vous fait de voir tous ces échecs et la Tunisie détruite ?

Je ressens une grande culpabilité. Au bout de 10 ans, nous n’avons rien offert aux jeunes et aux déshérités. Les moins de 40 ans, 10 ans de révolution quittent le pays dans des bateaux de fortune. Après 10 ans de révolution, aucune justice, aucun développement dans les régions, et même le minimum qui existait a été détruit.

Je prends le cas de Gafsa et de la CPG qui avait une capacité d’emploi respectable mais qui a complétement chuté. Nous figurions parmi les premiers producteurs du phosphate et nous allons en importer de Syrie ! La Syrie, ce pays qui a souffert le martyr, dont le peuple a été violenté et massacré et qu’on a voulu détruire. Ce pays que nous avons maltraité et dont nous avons, dans un geste incompréhensible, renvoyé l’ambassadeur comme si c’était un acte héroïque. Recourir à la Syrie aujourd’hui revêt une grande symbolique qui nous renvoie nos faillites et nos échecs. Sans oublier notre incapacité à ce jour à juguler la propagation de la Covid-19 !

Recourir à la Syrie aujourd’hui revêt une grande symbolique qui nous renvoie nos faillites et nos échecs

Et dans le même temps, nous lâchons des troupes policières contre des équipes de supporters sportifs qui crient leur colère contre les dirigeants de l’équipe de football qu’ils supportent. Nos jeunes n’ont donc même plus droit à montrer leur colère ? Je n’ai pas voulu cette révolution. Très jeune, j’avais beaucoup de rêves comme ceux que nous avons assassinés chez nos jeunes.

Nos politiques sont-ils, à ce point, inconscients du mal qu’ils font à la Tunisie ?

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali