«Aujourd’hui, le monde considère la Tunisie comme une curiosité au vu de “l’étrangeté“ de son traitement de ses affaires étrangères et en prime de la question libyenne», déplore un diplomate de carrière choqué par le mépris voire l’ignorance des us et usages diplomatiques observés depuis octobre 2019 par le nouveau locataire de Carthage et son équipe.

Les postures du nouveau président sont en effet contraires à la tradition tunisienne habituée à entretenir de bonnes relations avec l’Occident tout en jouant un rôle actif et positif dans les instances régionales arabes et africaines.

Kaïs Saïed a l’air d’être un novice pour ce qui est de la gestion des affaires de la Tunisie à l’international. Recevoir le ministre allemand des Affaires étrangères en l’absence de son homologue et en présence de l’ambassadeur de Tunisie en Iran était inapproprié.

Démettre et ministre des Affaires étrangères et de la Défense alors que la région est devenue une terre de tous les dangers l’est encore plus. Mais le pire a été la visite surprise du président turc en Tunisie ; une visite éclair sans préparation préalable et lors de laquelle le président de la Tunisie a failli à son rôle de préserver la posture neutre de la Tunisie et de veiller à sa souveraineté.

Décryptage avec Rafaa Tabib, universitaire et chercheur en anthropologie politique.

WMC : Votre lecture de la visite éclair du président turc dans notre pays ?

Rafaa Tabib : En politique, il y a les faits, il y a les stratégies, mais il y a aussi la communication laquelle est devenue une arme et un levier extrêmement importants dans l’action politique.

Ce que nous avons relevé est que face à un président aux abois comme Erdogan mais qui est un virtuose de la communication politique et un démagogue, il y avait un président tunisien novice en matière de communication et de stratégie politiques.

Que voulait le président turc ? Il ne cherchait aucunement à infléchir la politique de la Tunisie car conscient que notre pays est démuni de volonté politique. Il sait que nous sommes un pays qui vit une très profonde division s’agissant de questions géopolitiques, lesquelles, dans une configuration politique normale, ne devraient pas être posées sur la scène publique. Car dans une démocratie, tous les acteurs politiques doivent unir leurs positions s’agissant de la sécurité nationale et des politiques adoptées à l’échelle régionale et internationale. Positions dont le but ultime doit être la préservation des intérêts de notre pays et de son positionnement géostratégique.

Nous vivons aujourd’hui dans un pays paralysé par sa configuration politique partisane.

Que cherchait Erdogan, dans ce cas ?

Ce qu’il voulait c’était la photo. Une photo avec le président d’un pays relativement crédible et dont le poids géopolitique est beaucoup plus important que son poids géographique.

La Tunisie a une valeur géopolitique très importante de par son positionnement entre l’Algérie, la Libye et l’Europe. Nous sommes un véritable verrou géopolitique. Ce que cherchait Erdogan est donc cette image hautement symbolique qui prouve qu’il n’est pas seul, qu’il n’est pas isolé et qu’il a des alliés, alors que tout le monde sait qu’il est devenu une persona non grata.

A l’international, qu’est-ce qui a été retenu de la visite éclair du président turc dans notre pays ? C’est la perception que Kaïs Saïed lui a donné son accord pour soutenir Al-Sarraj. La visite a d’ailleurs été bien relayée par les médias et principalement ceux du président turc, propagandiste-né, qui dispose, avec ses alliés, d’une presse mégaphone, écho de ses fait, gestes et paroles.

Quelles conséquences sur nous ?

Tout d’abord, que se passe-t-il autour de nous ? Les personnes édifiées savent qu’il y a une dynamique secrète en Europe pour retirer la reconnaissance internationale à tout le dispositif de Skhirat qui a ramené Al-Sarraj. Mais cela, on ne le dit pas. Donc c’est comme si la Tunisie ramait à contre-courant. Ce qui est gravissime dans ce genre de situation, c’est la facilité avec laquelle l’Etat tunisien est aujourd’hui manipulé. Qu’un parti politique ou une personne soient manipulées, c’est à peine tolérable mais qu’un pays et un Etat le soient, c’est inconcevable, inadmissible et extrêmement grave.

Cela prouve aussi que nous avons des dirigeants et des partis politiques complètement à côté de la plaque pour ce qui est des relations internationales et de l’impact des enjeux régionaux sur notre pays.

J’appellerai cet état de fait “le syndrome Ben Ali“. Ben Ali a fait de la Tunisie une sorte d’archipel géopolitique, ça veut dire qu’au national, nous subissions à peine ce qui se passait à l’échelle régionale. Pendant une décennie, la Libye était sous embargo, ensuite, il y a eu la décennie noire en Algérie et pendant tout ce temps, notre pays a été épargné.

Le plan, depuis le soulèvement de 2011, était de faire entrer la Tunisie dans le chaos. Il est l’œuvre des grandes puissances qui veulent redessiner la carte de la région. Et là, des partis étaient disposés à servir ces desseins malfaisants.

Parmi eux, Ennahdha qui s’inscrit clairement dans cette orientation. D’autres partis ont avalé l’hameçon et croient vraiment que nous sommes en démocratie, sachant que les enjeux au national sont critiques, que le gouvernement Jemli vient à peine d’être constitué.

Ces partis sont dans l’ignorance du fait que le pays est ouvert à toutes les tempêtes venant de l’extérieur et que les risques sont énormes.

Lors de la dernière élection présidentielle, nous avions prévenu quant à la dangerosité de la situation. Nous avions dit : prenez garde, ces élections ne sont pas des élections, elles sont orchestrées pour la région.

Ce qui veut dire ?

Cela veut dire que notre vote n’a pas été aussi souverain que nous le pensions. Il y a eu des puissances étrangères, des multinationales et des acteurs internationaux qui ont investi dans la démocratie tunisienne en prévision de ce moment précis et de cette année 2020 très singulière qui porte en elle un enjeu politique important, à savoir : ou bien une guerre, ou un démantèlement et une division, ou encore un dépeçage de la Libye.

Gardez bien ce terme en tête, cela risque fort d’arriver. Ce qui me froisse dans tout cela est l’absence totale de la part de nos élites et dirigeants d’une lecture politique globale de la conjoncture tunisienne dans sa dimension géopolitique.

J’explique, nous sommes face à des acteurs publics qui n’arrivent pas à identifier l’importance de nouvelles donnes géoéconomiques telles que la route de la soie, et le Collier de perles qui forment une ceinture et résument la géostratégie de la Chine.

Une ceinture visant à mieux connecter la Chine à l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient en construisant lignes ferroviaires et en édifiant des autoroutes et des câbles optiques, et conjuguée à la stratégie du «Collier de Perles», soit un concept de sécurité militaire où les perles désignent des points d’appui de la marine de guerre chinoise. Ce projet est en train d’esquisser une nouvelle géographie mondiale. Et la Tunisie est concernée.

En quoi et comment ?

La Tunisie est au cœur de ce projet et nous en sommes très conscients en tant que chercheurs à travers nos travaux dans les think tanks. La Tunisie est le carrefour Est/Ouest et Nord/Sud. Il y a des acteurs internationaux qui font tout pour démanteler la Libye et revoir la carte géographique de notre région, et d’autres non et pour démolir ce dessein, aucune des deux parties n’hésitera une seconde à détruire nos pays et à massacrer leurs populations.

Voyez ce qui s’est passé en Syrie pour les gazoducs et les oléoducs, voyez ce qui s’est passé en Ukraine, pourtant pays européen beaucoup plus proche de l’Europe. Ils ne seront pas plus sensibles à la Tunisie qu’à un pays contigu.

Il y a d’autres projets qui touchent directement la Tunisie dont le gazoduc est-ouest qui vient du bassin est de la Méditerranée qui devrait faire l’adduction du gaz de la région du levant vers l’Europe et dont le tracé du passage est à l’origine d’une guerre, ce qui nous renvoie à ce qui s’est passé en Syrie.

En fait, cela n’arrive pas qu’aux autres, et la Tunisie est une des régions par lesquelles devrait passer ce gazoduc.

Qu’en est-il de l’Algérie ?

Nous y voilà. Il n’y a aucune lecture chez nous par rapport à ce qui se passe chez notre voisin le plus proche. Soit une lutte vitale entre d’un côté un prétendu harak qui revendique la démocratie sans passer par les urnes et des hommes d’Etat qui sont conscients de ce qui se trame contre leur pays et qui ont tout fait pour protéger l’Etat et ce quel que soit cet Etat.

Il faut comprendre que dans notre région, nous ne sommes pas en train de vivre une démocratisation de nos systèmes et de nos sociétés ; la démocratie qu’on s’est acharné à nous vendre est un mirage. Nous sommes en train de vivre la mutation de l’Etat vers le non Etat.

La preuve est qu’aujourd’hui, en Tunisie, il y a plus d’opacité dans la gestion tous azimuts des affaires de l’Etat que du temps de Ben Ali.

Y a-t-il des voies de sortie pour nous autres Tunisiens ?

La première chose à faire est de commencer à s’allier avec l’Algérie et de relancer le débat avec l’Egypte et avec tous les pays qui vont subir de plein fouet la nouvelle vague du «chaos créateur» libyen. Ces pays doivent se mettre ensemble et former un bloc pour la défense de leurs intérêts et l’évaluation des risques.

Les Européens se sont empressés de former un quartet qui va visiter la Libye les 6 et 7 janvier 2020. Je cite l’Italie, la Grèce, l’Espagne et l’Allemagne qui comptent se rendre à Tripoli pour mettre Al-Sarraj en demeure contre toute forme de manipulation de la situation géopolitique, alors que nous autres pays frontaliers nous ne l’avons pas fait. Nous aurions même pu y associer Nigériens, Soudanais et Tchadiens.

Ce fut fait du temps de Béji Caïd Essebsi, soit des réunions régulières et des concertations entre la Tunisie, l’Egypte et l’Algérie à propos de la posture à prendre quant à la situation en Libye mais sans les pays africains que je viens de citer (Niger, Tchad, Soudan).

En fait, tous les pays limitrophes sont concernés. Une délégation représentant ces pays pourrait rencontrer les chefs des tribus et les acteurs libyens sur terrain pour les inciter à adopter des solutions pacifiques et mettre fin aux hostilités. La Tunisie a initié une action formidable allant dans ce sens du temps de Mehdi Jomaa, ensuite l’idéologie a pris le dessus sur les décisions diplomatiques sages et utiles pour notre pays, ce qui est très grave et lui porte préjudice. Et si nous continuons à traiter avec la Libye partant de nos postures idéologiques, nous allons droit vers une grande catastrophe.

Pour revenir à Erdogan et au rôle qu’il tient à jouer en Libye, il paraît qu’il essaye d’approcher le Roi du Maroc, Mohamed VI, pour remettre sur les rails le processus de Skhirat. Pensez-vous ceci possible ?

Je n’ai aucune donnée sur la question, mais je peux vous donner ma propre version des choses. Dans le monde arabo-islamique, il y a 4 centres à la quête d’une légitimité exclusive quant à la représentativité de l’islam. Il y a l’Iran et l’islam chiite, l’Arabie Saoudite et l’islam sunnite avec sa tendance wahhabite, la Turquie et l’islam politique des Frères musulmans, et le Maroc avec un islam soufi tolérant et latarîqa.

On peut tout dire du Roi du Maroc, mais jamais il ne lâchera le Maghreb, parce qu’il considère que les Frères musulmans -et l’histoire lui a donné raison- sont les pires ennemis de l’islam soufi. Il ne voit d’ailleurs pas d’un très bon œil ce que la Turquie est en train de faire dans nombre de pays africains, à savoir investir le terrain des partis politiques via leur financement ou des semblants d’aide, ce qui peut porter atteinte aux intérêts marocains.

Et qu’en est-il de la Tunisie sur le plan géoéconomique. Pensez-vous nos relations avec nos voisins libyens menacées ?

La Tunisie doit éclaircir sa position par rapport à la Libye. Il faut qu’elle dise non à toute forme d’intervention, de prolongation de la guerre et/ou d’ingérence dans les affaires libyennes. Et il ne s’agit pas que de paroles, il faut que cela soit illustré dans les faits, car les Tunisiens ont perdu le rapport entre déclarer et faire depuis 2011.

Si dans son communiqué le président tunisien assure qu’il se tient à même distance de toutes les parties libyennes, eh bien on verra s’il va rencontrer la seule personnalité ayant une légitimité électorale en Libye, à savoir Aguila Salah.

M. Salah, président du Parlement, sera reçu le 12 janvier à Washington. Al-Sarraj, c’est quelques Km à Tripoli et le jour où on lui retirera sa légitimité internationale, il disparaîtra de la carte politique libyenne.

On estime le coût de la reconstruction de la Libye à plus de 273 milliards de dollars. La Tunisie compte être dedans ou complètement gommée aussi bien de la carte géopolitique que géoéconomique de la région. C’est la grande question.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali