Le Budget 2019 adopté le 10 octobre dernier est estimé à 40,8 milliards de dinars, contre 37 milliards de dinars en 2018. Pour Ezzeddine Saïdane, expert économique, la hausse de 8% du budget par rapport à celui de 2018 est en réalité de 12% et qu’il servira surtout à répondre aux impératifs d’une dette extérieure et intérieure qui ne cesse d’augmenter. Comment y pallier ?  

Face à cette tourmente qui n’a que trop duré, le gouvernement a-t-il pris contre vents et marées les mesures qui s’imposent pour secourir une économie en souffrance ou s’est-il contenté de faire du surplace surfant sur la vague populiste des représentants du peuple dont les connaissances économiques, pour la plupart, sont superficielles, se limitent à des dossiers transmis par des délateurs pour des raisons plus que douteuses ou des intérêts servant les intérêts de lobbys beaucoup plus que ceux de l’Etat ? Et est-ce que le secteur privé en Tunisie, s’il est encouragé, pourrait redevenir un acteur principal dans l’augmentation des ressources de l’Etat ?

Réponses de Hichem Elloumi, vice-président de l’UTICA dans un entretien en deux parties. 

WMC : Vos réunions avec le ministre des Finances ont-elles permis de rapprocher les points de vue à propos de nombre de mesures prises dans le cadre de la loi des Finances 2019?

Hichem Elloumi : Les réunions dont vous parlez se sont limitées à deux seulement, mais je ne voudrais pas que cet entretien soit consacré uniquement à la loi des finances seulement. Je voudrais également m’exprimer à propos de la vision de l’UTICA pour une réelle relance économique et qui est plus que jamais d’actualité. Elle se résume en ces quelques mots : «Des entreprises compétitives pour plus de croissance et plus d’emploi».

Pour nous, la capacité de la Tunisie à être un site réellement attractif en termes d’investissements doit être au cœur de toute action, mesure et ou décision économique. Nous voulions une loi des finances où la croissance occupe le haut du pavé des stratégies de l’Etat car c’est bien grâce à elle que nous pouvons parler de juguler le chômage et d’augmenter nos ressources. Il se trouve malheureusement que lorsque, sous prétexte de fraude fiscale, nous recevons une fin de non-recevoir quant au dégrèvement physique -exonération des bénéfices réinvestis- qui représentait pour nous une incitation importante pour investir de nouveau, nous nous interrogeons sur la volonté des uns et des autres de relancer l’investissement.

Devons-nous pénaliser 99% des acteurs économiques à cause des fraudeurs ? A quoi servent les lois et les sanctions dans ce cas ? Ce genre d’argument est inacceptable. Une loi des finances doit, par essence, servir à agir sur les moteurs de croissance qui, outre l’augmentation des salaires au vu du coût de la vie et du recul du pouvoir d’achat, sont les suivants : l’investissement et l’export. Ce sont les deux moteurs de croissance grâce auxquels nous pouvons agir en tant qu’UTICA, et toutes nos propositions ont été axées sur ces deux conditions importantes pour assurer la croissance escomptée.

Soutenir la compétitivité des entreprises se traduit sur le terrain par plus de performances pour générer plus de croissance et augmenter les ressources fiscales. Ceci pour répondre à ceux qui prétendent que l’encouragement des entreprises est coûteux pour l’Etat. Je pense qu’il ne faut pas raisonner de manière strictement comptable car c’est bien grâce aux réalisations de ces entreprises que les ressources de l’Etat augmentent. Sans oublier la détresse que vivent nos PME/PMI qui souffrent dans leur chair de la dévaluation du dinar.

Imaginez les coûts des équipements et des intrants importés et leur impact particulièrement sur les industriels, sans parler de la flambée des prix de l’énergie. Il s’agit là pour nous carrément d’une explosion.

Depuis le mois de mai dernier, le coût de l’électricité industrielle a augmenté de 42%, le gaz est à plus de 50%. Le coût de l’énergie dans certaines activités industrielles a atteint près de 30%, je cite à titre d’exemple les cimenteries et les briqueteries.

Sur un tout autre volet, parlons du taux d’intérêt qui a lui aussi explosé. Pour les petites entreprises, c’est dramatique, c’est même infernal face à la hausse du taux directeur et l’augmentation des marges des banques. Ces mêmes entreprises peinent à être financées par des banques, elles-mêmes frileuses, subissant de grandes pressions en matière de liquidités.

Nos entreprises subissent des augmentations insupportables de leurs coûts, d’où la difficulté pour elles d’être très compétitives.

Mais le secteur de l’export doit avoir également profité de la baisse de la valeur du dinar en matière de compétitivité ?

Certainement, mais cela dépend également de la nature des activités, si l’industriel ou l’exportateur a besoin d’importer des inputs, il faut qu’il y ait équilibre. En fait, l’avantage est relatif, il n’y a pas que l’effet parité et l’effet coût. N’oubliez pas l’importance de l’environnement des affaires et la logistique qui pose problème dans notre pays et qui doit impérativement être améliorée.

Vous venez d’évoquer des pressions subies par les banques au niveau des liquidités, mais notre pays souffre également des limites de ses réserves en devises. Ne pensez-vous pas que l’explosion des franchises est un facteur fragilisant et pour nos réserves et pour les fabricants et les industriels nationaux, notamment ceux évoluant dans le secteur du prêt-à-porter et du cuir et chaussures ? Au-delà de la liberté d’entreprendre, l’UTICA n’a-t-elle pas le devoir de protéger les nationaux de l’invasion des marchandises venant de toutes parts ?

Nous nous orientons de plus en plus vers la libéralisation de l’économie formelle, et l’opérateur qui importe dans le respect de la loi et s’acquitte de ses taxes est dans son droit. Toutefois, nous appelons les Tunisiens à consommer tunisien. Personnellement, c’est ce que je fais parce que dans notre pays, il y a des produits d’excellente qualité et même meilleurs que d’autres importés. Par citoyenneté, il faudrait encourager le consommer tunisien. Dernièrement, il y a eu un forum sur les textiles et cuir et chaussures qui a été basé sur le produit tunisien. Le président de la Fédération des textiles-habillement porte uniquement des costumes fabriqués en Tunisie et ils sont impeccables.

Par contre, nous aimerions que les franchises qui s’installent chez nous s’approvisionnent sur le marché tunisien pour la réexportation parce que notre outil de production est très efficace et performant. Nous avons des champions en matière d’industrie et des produits industriels à destination des marchés internationaux.

Prenons à titre d’exemple la balance commerciale du secteur de l’industrie automobile, vous trouverez que le volume des composants automobiles que nous exportons est plus important que les voitures que nous importons. Si nous arrêtons d’acheter des voitures, leurs fabricants ne se fourniront plus en Tunisie. Il faut être vigilants et chercher le juste équilibre.

La balance commerciale du textile et cuir et chaussure est excédentaire contrairement à ce qu’on pense sauf pour ce qui est des petits artisans qui sont en souffrance.

En fait, il faut adopter des stratégies intelligentes. Notre marché est ouvert, et en contrepartie, il faut bien que nos produits soient écoulés à l’international.

Il n’empêche, si nous réalisons que les nationaux sont lésés, nous pourrons à ce moment-là militer pour des mesures de protection de notre marché comme cela se fait dans les pays les plus ouverts du monde, à l’instar des Etats-Unis, des Européens, du Brésil -qui est une grande puissance économique mais un pays très protecteur.

Donc, lorsque nous sentons que certaines filières sont menacées, nous réagissons au mieux des intérêts de nos opérateurs.

A supposer que vous vous trouviez dans l’obligation de le faire, quelle approche préconisez-vous ?

Si nous devons le faire, il va de soi qu’il faut mettre en place les instruments adéquats car nous avons un accord de libre-échange avec l’Europe et ses mastodontes avec lesquels nous partageons d’énormes intérêts. Nous devons être attentifs à ne pas nuire à nos partenariats. Ceci étant, vous voyez bien que les accords dans le secteur agricole et celui des services ne sont pas encore à l’ordre du jour. Le but est de protéger nos opérateurs et, pour ce, il faut mettre à niveau ces activités pour qu’elles puissent se défendre face aux autres concurrents.

C’est dans cette optique que, en tant qu’UTICA, nous voyons les négociations de l’ALECA. Nous avons l’expérience de la mise à niveau des secteurs industriels depuis le début des années 90 bien qu’il nous reste beaucoup à faire pour maintenir le cap et évoluer plus et mieux. D’autres pays qui n’avaient pas notre niveau nous dépassent aujourd’hui et il est grand temps de rectifier le tir et de reprendre notre place de leader.

Le secteur de l’export n’était pas taxé, il l’est devenu aujourd’hui. Comment l’UTICA compte-t-elle agir par rapport à cela ?

Notre réponse est simple : la Tunisie est un petit marché et de surplus ouvert. Nous subissons une concurrence déloyale d’une économie informelle que nous n’arrivons pas à ce jour à maîtriser. Le seul poumon de notre économie est donc l’exportation.

Nous désapprouvons la posture qui dit que l’on ne doit pas accorder des avantages supplémentaires à l’exportation. Malheureusement, le gouvernement a cédé sous la menace de maintenir la Tunisie sur la liste noire de ce qu’on appelle “paradis fiscaux“ pour éliminer certaines incitations et avantages fiscaux à l’export.

Bien évidemment nous le désapprouvons. Nous sommes d’accord pour baisser des impôts sur les bénéfices des entreprises qui travaillent sur le marché local. La loi des finances a prévu de relever l’IS (Impôt sur les sociétés, ndlr) dans le secteur de l’export à 13,5% et de la lier avec des entreprises qui travaillent à l’échelle locale mais uniquement pour certains secteurs.

Je voudrais par ailleurs relever que la Tunisie a cédé trop vite à la pression de l’Union européenne surtout que des pays concurrents continuent à accorder des avantages à l’exportation.

Dans son projet de loi des finances 2019, le Maroc maintient les avantages à l’export dans les zones franches, ce qui est équivalent aux sociétés totalement exportatrices chez nous. Pendant 5 ans, les entreprises bénéficient d’un IS à 0% -exonération de l’export- et pendant 20 ans 8,75%, ce qui est inférieur aux 10% que la Tunisie accorde à l’export aujourd’hui. C’est un pays qui opère sur les mêmes marchés que nous et qui attire les mêmes investisseurs.

Des pays européens offrent des avantages fiscaux importants et n’ont pas été classés en tant que paradis fiscaux. Vous avez la Hongrie avec 9% d’IS et l’Irlande 12,5%. Et ce pays qui traversait une grave crise et souffrait d’un taux de chômage énorme en 2010 a mis en place un arsenal pour attirer les investissements en accordant de grands avantages et en mettant le paquet dans tout ce qui est infrastructures, logistique et hautes technologies et en attirant les talents. Ils sont arrivés au plein emploi avec une croissance très positive.

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La Tunisie est menacée d’être considérée comme un paradis fiscal alors que dans des pays européens, les taxes sont de -10%, et d’autres concurrents à la Tunisie ont continué à offrir des avantages substantiels à l’export. C’est contradictoire et notre pays doit être traité comme les autres.

La nouvelle fiscalité des 13,5% a été limitée à certains secteurs (IME, agroalimentaire, textiles et habillement, cuir et chaussures, TIC, sociétés de commerce international et industrie pharmaceutique). Des secteurs qui représentent 6 milliards de dinars d’exportations en ont été exclus.

A l’UTICA, nous pensons que cette mesure doit couvrir tous les secteurs d’activités économiques y compris les services et le commerce. Nous appelons à élargir cette mesure de 13,5% d’IS et donner un avantage supplémentaire à l’exportation à travers de l’abattement de ce taux, sachant que des rivaux le font et que des pays faisant partie de la CEE ont une fiscalité nettement inférieure qui ne dépasse pas dans certains d’entre eux les 9%.

On estime chez nous que le fait d’enlever les avantages à l’export en 2021 et les compenser par une baisse de l’IS de 25 à 13,5% ne peut pas décourager les investisseurs. Hors ces derniers réfléchissent de la manière suivante : «si je décide d’investir aujourd’hui, je démarre mon projet en 2020 et ma première année fiscale sera 2021». Donc un étranger qui doit prendre une décision se dirigera obligatoirement vers les pays de l’Europe de l’Est ou de la rive sud de la Méditerranée qui lui accorderont les meilleurs avantages, ce qui est loin d’être notre cas aujourd’hui.

C’est un élément important dans le choix du site où investir d’autant plus que notre pays souffre encore de lacunes au niveau de l’environnement des affaires. Nous citons les infrastructures, la logistique, les TIC et IT qui restent très taxés, ce qui touche directement l’infrastructure nationale des télécoms et l’infrastructure des entreprises.

Quelle est la responsabilité de l’Etat dans l’amélioration des télécoms ? Etes-vous convaincu de la qualité des infrastructures télécoms dans notre pays ?

Je viens de parler de la taxation des équipements des télécoms. Ce secteur a une très grande importance, et s’il n’est pas performant, les entreprises en paient le prix fort ! En citant l’exemple irlandais, je peux dire que la relance économique de ce pays s’est faite en grande partie grâce à l’infrastructure technologique. Tous les investisseurs, qu’ils soient tunisiens ou étrangers, ont besoin d’infrastructures télécoms de haute qualité, ce qui n’est pas le cas à ce jour et pas parce que nous n’avons pas de compétences mais parce que notre arsenal fiscal et réglementaire est très lourd.

A l’ARP et au ministère, on prétend que les impôts ne sont pas un élément déterminant dans le choix du site d’investissement. Ce n’est pas vrai. Et les Chambres mixtes ont adressé des courriers et à l’Assemblée et aux décideurs publics pour leur dire “réduisez un peu la pression fiscale“. On appelle même à ce qu’elle soit alignée à 10%.

Propos recueillis par Amel Belhaj Ali