Le rôle «improductif» que joue actuellement la plus grande centrale syndicale du pays, en l’occurrence l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), dans le blocage systématique de toute réforme structurelle déterminante pour la pérennité du pays, à l’instar des réformes de l’éducation, des entreprises publiques, de la transition énergétique et des Caisses de sécurité sociales, préoccupe plus d’une partie.

Ce blocage peut être, quelque part, compris en raison de l’irresponsabilité et de l’incompétence des gouvernements qui se sont succédé et qui n’ont pas eu le courage politique nécessaire pour engager ces réformes en temps opportun. Néanmoins, il ne peut se justifier quand il perdure infiniment, et risque de menacer la paix sociale et de déstabiliser le pays.

C’est dans la perspective de débloquer ce blocage que des think tanks commencent à réfléchir sur les moyens de refonder le syndicalisme tunisien sur de nouvelles bases adaptées aux nouvelles exigences générées par le séisme qu’a connu le pays, le 14 janvier 2011, et dont un des mérites est d’avoir justement institué le pluralisme dont celui syndical, même si ce dernier demeure encore au niveau des textes.

Le blocage “ugétiste“, une perversion de l’apprentissage démocratique

Au nombre des initiatives prises, à ce propos, figure celle de Habib Guiza, secrétaire général de la Confédération générale du travail de Tunisie (CGTT) et ancien “ugétiste“ (il fut secrétaire général de l’Union régionale de Gabès dans les années 80).

Intervenant à Hammamet, le 27 juillet 2018, dans le cadre de la 25ème université d’été de l’Association Club Mohamed Ali de la culture ouvrière qu’il préside, Habib Guiza a donné une conférence sur le thème de «la transition démocratique tunisienne, vers un changement de paradigme : du nationalisme autoritaire à la citoyenneté».

Le conférencier a commencé sa communication par situer cette transition dans son contexte pluraliste. «Avec cette révolution, dit-il, la société tunisienne s’est réveillée plurielle, multiple, diverse, contradictoire, comme toutes les sociétés du monde. Et cette diversité, la société tunisienne doit apprendre à vivre avec, c’est-à-dire à l’organiser, à la réguler, à l’apprivoiser, ce qui implique le respect des positions minoritaires (la majorité ne pas écrase pas la minorité), l’acceptation des divergences (celui qui conteste n’est pas un ennemi que l’on peut éliminer). En un mot, le pluralisme appliqué à toutes les dimensions de la société : dans le champ politique (pluralisme des partis), dans le champ des médias (pluralisme et liberté de la presse), dans le champ syndical pour de nouveaux syndicats de salariés, de patronat et d’agriculteurs et autres (pluralisme syndical)».

Il estime en conséquence que le veto que brandit l’UGTT contre toute réforme n’est que ce qu’«une perversion d’apprentissage démocratique, voire une crise de la croissance de la transition démocratique» ayant engendré une confusion des rôles. «Normalement, les syndicats, en tant que contre- pouvoirs, doivent avoir une mission syndico-politique et non une mission politico-syndicale».

La réforme des réformes est celle de la refondation de l’Etat

Pour transcender cette situation de blocage, Habib Guiza suggère plusieurs réformes pour refonder le syndicalisme tunisien.

Il suggère, en priorité absolue, ce qu’il qualifie de «réforme des réformes», celle-là même qui consiste en la refondation de l’Etat. Pour lui, «l’Etat souhaité est un Etat stratège démocratique et social. Il est invité à proposer aux acteurs, sociaux et économiques (syndicats patronaux et ouvriers), une vision de long terme pour la société, et assurer la coordination de ces acteurs autour de cette vision partagée. Il s’agit bien d’élaborer un modèle de développement durable, prenant en compte la rareté des ressources naturelles et réduisant les pollutions de toutes sortes et de rompre définitivement avec le modèle libéral-rentier-prédateur. Sur le terrain, cette réforme doit cibler trois volets : le politique (partis politiques…), l’économie (modèle de développement…) et le social (société civile et syndicats…)».

Globalement, il considère que les réformes qui sont urgentes pour l’avenir de la Tunisie ne devraient plus être des plans d’ajustements structurels qui ne soucient que des intérêts des bailleurs de fonds mais de véritables réformes structurelles et structurantes qui valorisent la production nationale et l’intégration des activités économiques du pays.

Haro sur le corporatisme syndical

Au chapitre de la refondation du syndicalisme, Habib Guiza a tenu au préalable à tirer à boulets rouges contre le corporatisme syndical. Il a souligné que l’approche syndicaliste corporatiste d’antan n’a plus de raison d’être après la révolution du 14 janvier 2011. Elle crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. «A titre indicatif, note-t-il, lorsqu’on revendique des augmentations salariales et on obtient gain de cause, en fait, on ne gagne rien quand ces majorations sont accompagnées d’un taux d’inflation fort élevé. Bien au contraire, on contribue à la baisse du pouvoir d’achat. De même, quand les syndicats déclenchent des grèves dans les services publics (santé, éducation, transport…) qui sont légitimes par principe, mais ils portent plus préjudice au petit peuple, leur principal allié qu’au pouvoir clientéliste en place».

Autre exemple cité par Guiza, ce corporatisme peut nuire à la crédibilité des corps professionnels avec cette nouvelle tendance à revendiquer seulement des droits sans accomplir ses devoirs. En d’autres termes, il est inacceptable, de nos jours, de revendiquer des majorations salariales sans créer de richesses, voire sans prouver un quelconque rendement et une quelconque productivité, ce qui entraîne une augmentation illusoire. Le principe est simple, partout dans le monde, il ne faut revendiquer que la richesse qu’on crée. Pour y remédier, il importe de diffuser une nouvelle culture des droits et des devoirs auprès des syndiqués, particulièrement auprès des jeunes, et de refonder le syndicalisme tunisien sur la base des valeurs portées par la transition démocratique (citoyenneté et autres…).

Les pistes à explorer pour refonder le syndicalisme tunisien

Concrètement, il pense que la refondation du mouvement syndical, en cette période de transition démocratique, nécessite la transition du syndicat corporatiste autoritaire -allusion bien évidemment à l’UGTT-, de syndicat unique à un syndicat citoyen fondé sur la liberté syndicale et le pluralisme, revendiquant l’emploi des jeunes, des services publics de qualité avec un dialogue social de qualité et une nouvelle politique des salaires prenant en considération l’ensemble des éléments constitutifs du salaire en tant que revenu réel (salaire nominal + apports numéraires de la compensation et de l’ensemble des transferts dits sociaux –impôts, cotisations sociales, inflation).

Il devait passer en revue d’autres volets autour desquels cette refondation du mouvement syndical devait s’articuler.

En premier lieu, il s’agit de consacrer au quotidien la liberté syndicale et son corollaire le pluralisme syndical (respect du droit syndical et du pluralisme) qui signifie le droit des travailleurs d’adhérer au syndicat de leur choix selon l’article 35 de la Constitution tunisienne de 2014, et aussi selon la législation du travail tunisien et les conventions de l’OIT (Organisation internationale du travail).

En second lieu, les Tunisiens -qu’ils soient des salariés, des agriculteurs ou des chefs d’entreprise- se doivent de transcender leur aversion pour le corporatisme syndical tel qu’il se pratique en cette période de transition et d’ériger, dans leur intérêt, les syndicats citoyens en véritables contre-pouvoirs, ce qui permet l’exercice de la citoyenneté et favorise la bonne gouvernance et la démocratie participative par le dialogue social et civile et empêche la corruption et la mauvaise gestion financière.

En troisième lieu, les syndicats postrévolutionnaires ne doivent pas oublier leur principal métier, celui de défendre les droits économiques et sociaux des travailleurs et la lutte contre l’idéologie néo-libérale, et ce en valorisant et en renouvelant la démocratie sociale.

Last but not least, Habib Guiza plaide pour l’implication des syndicats dans un processus de solidarité nationale plurielle associant société civile et partis politiques défendant la démocratie sociale, et ce  tout en préservant l’autonomie syndicale.

En somme, le syndicalisme rénové que propose Habib Guiza est «un syndicalisme citoyen prenant en considération les mutations qui ont affecté le monde du travail et la société tunisienne en rupture avec la culture de syndicat unique et despotique calquée sur la culture de parti unique, une culture syndicale qui a bloqué tout processus de démocratisation et d’acceptation de la diversité et du pluralisme à tous les niveaux conceptuels, structurels ou de gouvernance».