La situation économique et financière en Tunisie est l’une des plus difficiles. Le déblocage, à temps, de la troisième tranche du crédit contracté auprès du FMI, reste improbable. Ceci fait courir au pays le risque d’un étouffement financier, prévient l’économiste tunisien Ezzedine Saïdane, qui croit qu’il ne faut pas se leurrer d’indicateurs fallacieux de reprise et induire les citoyens et les autres responsables en erreur et que seule une stratégie de sauvetage, à l’image du plan d’ajustement structurel, mis en place en 1986, pourrait sauver la donne.

Dans cette interview accordée à la TAP, M. Saidane revient de long en large sur la santé des finances publiques, la dégradation de la notation de la Tunisie par Moody’s, le déblocage de la 3ème tranche du crédit contracté auprès du FMI, mais également sur la lutte contre la corruption…

Entretien

Quelle lecture faites-vous de la situation économique générale dans le pays et de la santé des finances publiques ?

Ezzedine Saidane: Nous sommes face à une situation économique extrêmement difficile. Celle des finances publiques est beaucoup plus difficile et pour preuve, nous sommes à la fin du mois d’août et nous n’avons toujours pas fixé les grandes lignes de la loi de finances et du budget pour l’exercice 2018. A ce temps là, on aurait dû avoir un projet quasi-définitif, d’autant plus que la constitution nous impose d’avoir une loi de finances et un budget approuvés avant le 10 décembre de chaque année.

D’ailleurs, tous les indicateurs économiques et ceux des finances publiques sont très parlants et reflètent la gravité de la situation. La dégringolade du dinar tunisien face aux monnaies étrangères est aussi un miroir qui reflète la gravité de la situation économique et financière.

La dernière notation de la Tunisie qui vient d’être publiée par Moody’s constitue également un autre signal d’alerte. Et ce n’est pas la notation qui m’intéresse le plus mais c’est le rapport qui l’a accompagnée et les commentaires qui y sont faits et qui montrent une déception profonde de la part des agences de notation de l’état d’avancement des réformes sur lesquelles la Tunisie s’est engagée auprès du FMI et donc auprès des institutions financières internationales.

Vous avez évoqué la dernière dégradation de la note de la Tunisie par Moody’s, quelles en seront les répercussions ?

Cette dégradation, envoie un message très négatif aux institutions financières, aux investisseurs étrangers et aux partenaires commerciaux de la Tunisie. Tous ceux qui traitent avec la Tunisie, sous quelque forme que ce soit, sont très attentifs à la notation qui résume la capacité d’un pays à honorer ses engagements financiers extérieurs.

En baissant la note de la Tunisie à B1 avec perspective négative, Moody’s est en train de dire à tous ces partenaires là que le pays n’est probablement plus en mesure d’honorer ses engagements financiers et de payer ses échéances au titre de la dette extérieure.
Les conséquences vont être une quasi-impossibilité pour la Tunisie d’aller sur le marché financier international et même si elle y va, cela va être à des conditions insupportables en termes de marge de risque et de coût global de ce financement. Cela implique aussi que les investisseurs étrangers vont être extrêmement prudents à considérer la Tunisie comme destination d’investissement.

Et comment jugez-vous la réaction des autorités face à cette dégradation ? 

Je ne vois malheureusement pas de réaction. Et c’est extrêmement décevant parce que je considère qu’un gouvernement responsable aurait dû former d’urgence une cellule de crise pour analyser les conséquences de cette dégradation et voir ce qu’il faut faire pour redresser la situation.

Cette dégradation aurait également dû provoquer immédiatement une réunion exceptionnelle du conseil des ministres et de l’Assemblée des représentants du peuple. Mais là j’ai l’impression que personne ne s’en occupe, au point de me demander si le pays est véritablement géré sur le plan économique et financier.

Ne pensez-vous pas que cette inaction est due entre autres à la vacance actuelle du poste de ministre des Finances qui vient de démissionner ? 

Je ne pense pas que ce soit le cas, puisque la démission du ministre des Finances par intérim vient d’avoir lieu, il y a une semaine, alors que la loi de finances et le budget auraient dû être prêts bien avant cela. Par ailleurs, le ministre est toujours là pour assurer la continuité et donc il aurait dû réagir à temps à cette situation, tout comme le Chef du gouvernement d’ailleurs.

Car là il faut être clair, s’il n’y a pas un chef du gouvernement qui réagit rapidement, dans le sens qu’il faut et avec la manière qu’il faut, la situation ne peut pas se redresser.
Il ne faut pas aussi oublier que la dégradation de Moody’s est assortie d’une perspective négative, ce qui implique que si rien n’est fait la prochaine révision de la notation irait dans le sens d’une nouvelle dégradation.

Face à cette dégradation générale de la situation économique et des finances publiques, pensez -vous que le gouvernement actuel dispose encore de marges de manœuvre pour redresser la barre ? 

Il disposait de marges de manœuvre suffisantes à mon avis. La légitimité qui avait accompagné la naissance de ce gouvernement d’union nationale aurait dû provoquer une prise en charge énergique de la situation économique et financière, quitte à mettre en œuvre des solutions douloureuses qui impliquent des sacrifices, car c’est la seule façon possible pour sauver notre économie.

Mais malheureusement cette chance, comme bien d’autres d’ailleurs, a été ratée et je pense qu’un gouvernement amoindri comme il l’est aujourd’hui ne peut pas faire grand-chose. Il va falloir attendre quelques jours pour la formation d’un nouveau gouvernement. Mais là aussi les nouveaux responsables auront besoin de temps pour devenir opérationnels.

Reste que la situation de la Tunisie ne peut plus attendre parce qu’il ne faut quand même pas oublier que nous nous approchons d’une échéance très importante, à savoir celle du déblocage de la troisième tranche du crédit contracté auprès du FMI prévue pour octobre prochain. Et comme toutes les institutions financières sans exception, y compris celles du secteur privé s’alignent toujours derrière la position du FMI, une décision négative de la part de celui-ci, pourrait provoquer l’étouffement financier extérieur de la Tunisie.

Au regard de tout ce que vous venez d’avancer, comment évaluez-vous les chances qu’a la Tunisie de pouvoir obtenir ce déblocage ? 

Il faut dire que la position actuelle du FMI ne va pas dans le sens souhaité par la Tunisie puisque l’équipe du FMI qui s’est déplacée en Tunisie en juillet dernier a publié un rapport qui n’est pas très positif.

Une autre remarque importante c’est que cette équipe n’a même pas pris la peine d’utiliser un langage diplomatique. Son langage était direct, voire trop direct vis-à-vis de l’administration tunisienne, contrairement aux habitudes du FMI qui utilise souvent un langage diplomatique en s’adressant aux Etats souverains.

Une analyse objective de la donne, ne me permet pas de penser que ce déblocage va avoir lieu à temps. N’oublions pas que la deuxième tranche prévue initialement pour décembre 2016 n’a été débloquée qu’en juin 2017 et a été retardée à plusieurs reprises pour les mêmes motifs.

Il est aussi important de signaler que nous avons obtenu le déblocage de la deuxième tranche, en juin dernier pour des raisons politiques à travers le recours à ce qu’on appelle le “waiver”. Il s’agit d’une décision politique qui a favorisé ce déblocage, malgré le fait que l’Etat tunisien n’avait pas rempli ses engagements. Mais cet instrument politique ne peut-être utilisé qu’une seule fois dans la vie d’un crédit.

Que faire face à cette situation ? 

Malgré toutes ces difficultés, je pense que la situation reste gérable si la volonté est présente. Il faut d’abord clarifier la situation sur le plan politique, car c’est, entre autres, cette cacophonie qui rend la mission du gouvernement extrêmement compliquée.

Deuxièmement, il faut prendre la peine de faire un vrai diagnostic de la situation. Un diagnostic économique et financier qui doit être signé par l’ensemble des signataires du document de Carthage, afin que ce diagnostic unifié permette d’élaborer une stratégie de sauvetage de l’économie tunisienne.

L’implémentation de cette stratégie de sauvetage ne demanderait pas plus que 18 à 24 mois pour sortir l’économie de cette situation. Nous pouvons passer ensuite aux réformes profondes après avoir rétabli une économie qui répondrait convenablement aux différentes réformes. En effet une économie en situation d’hémorragie, comme c’est le cas aujourd’hui, ne répond à aucune thérapie, y compris les injections massives de capitaux.

Est-ce que nos partenaires étrangers vont attendre tout ce temps là ? 
Je pense que oui, parce que dès qu’ils voient que la Tunisie s’oriente véritablement dans le sens du sauvetage de son économie, de réformes sérieuses et sincères, leur attitude va certainement changer pour devenir favorable à la Tunisie.

Quels devraient être les principaux axes de cette stratégie de sauvetage ? 

Cette stratégie devrait être l’équivalent du plan d’ajustement structurel appliqué par la Tunisie en 1986. Certains n’aiment pas les plans d’ajustement structurel. Ce n’est pas grave, vous pouvez l’appeler comme vous voulez. Il ne s’agit pas d’une ou de quelques mesures à entreprendre, mais d’un ensemble cohérent de mesures. Un diagnostic bien fait devrait nous permettre d’élaborer un tel plan et nous indiquer où se situent précisément les urgences.

Je rappelle à ce titre que, contrairement à ce que disent certains, le PAS appliqué par la Tunisie en 1986 était un succès et la meilleure preuve pour cela est que la Tunisie avait remboursé un crédit du FMI, trois ans avant son échéance ; c’est dire le redressement rapide de l’économie qui avait eu lieu à l’époque. Je pense que notre situation actuelle est beaucoup plus difficile, beaucoup plus grave, beaucoup plus complexe mais elle reste quand même gérable.

Placez-vous la bataille menée contre la corruption parmi les composantes de cette stratégie de sauvetage ? 

S’il s’agit d’une véritable guerre contre la corruption, elle sera une vraie composante très importante de la stratégie de sauvetage de l’économie. Si c’est ponctuel ou politiquement orienté, cela peut se retourner contre nous et au lieu d’être un facteur de redressement, cela pourrait aggraver la situation.

Et pour conclure ? 

La situation est extrêmement difficile, le premier pas vers le sauvetage serait de reconnaître que notre situation est vraiment difficile. Il ne faut pas continuer à se leurrer d’indicateurs de redressement et de reprise. Dire par exemple que les recettes du tourisme ont augmenté de 19% pendant les huit premiers mois de cette année est une manière d’induire les citoyens, et les autres responsables, en erreur.

On oublie de vous dire en effet qu’entre temps le dinar a perdu plus de 25% de sa valeur. Donc les recettes du tourisme (exprimées en devises, la seule mesure valable) ont, en fait baissé, d’environ 6% malgré l’augmentation du nombre de touristes.

Reconnaissions la gravité de la situation, faisons le bon diagnostic et avançons avant qu’il ne soit vraiment trop tard.

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