«L’étonnante tâche des sciences économiques est de démontrer aux hommes combien en réalité ils en savent peu sur ce qu’ils s’imaginent pouvoir modeler». Cette citation de Friedrich Hayek rejoint en tous points la position de Taoufik Baccar, ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie et aujourd’hui président du CEPED (Centre de prospective et d’études sur le développement).

Il faut bien connaître le pays, l’Administration, les lois et être au fait de toutes les subtilités du modèle économique national pour remédier aux insuffisances et apporter les solutions.

Taoufik Baccar a mené une politique monétaire souverainiste sans tomber dans l’obsession protectionniste. A son départ forcé de la BCT, il y avait des ressources bloquées dans un compte du trésor destinées à servir de levier pour financer l’autoroute du centre et du sud-ouest, le montant de la participation de l’Etat pour la création du port en eau profonde et celle d’un certain nombre de nouveaux parcs technologiques pour les jeunes diplômés. Des fonds qui provenaient de la vente des 35% de Tunisie Telecom (2,5 milliards de dinars), des bénéfices de la BCT pour les années 2008, 2009 et 2010 non encore utilisées (environ 1 milliard de dinars) et d’autres ressources tels que les bénéfices de quelques entreprises publiques. En tout, environ 5 milliards avant janvier 2011.

Depuis, 6 gouvernement se sont succédé consumant jour après jour tous ces fonds dont on ne connaît pas l’usage précis à ce jour. Ils ont mis à mal le pays et fragilisé son économie; le laissant à la merci des diktats des bailleurs de fonds internationaux.

Et nous nous trouvons de nouveau obligés de parler de la vision, car sans vision, nous avançons dans le noir, sans repères; et pour avoir la vision, il faut établir un état des lieux et faire le diagnostic d’une économie délaissée pendant près de 6 ans au prix des guéguerres politiques.

Réponses d’un économiste de carrière et d’envergure.

Taoufik Baccar, comment évaluez-vous la situation économique et financière actuelle du pays ?

La situation est maintenant connue de tous: une croissance en panne avec une moyenne de 1,5% par an; soit moins que le 1/3 du niveau que la Tunisie a connu au cours des 20 années (1990-2010), soit 5% entre 1990-2000 et 4,5% la période 2000-2010, et un peu plus que le croît démographique (1,2%). Cela veut dire en clair que le PIB par tête stagne en moyenne et qu’il est en baisse pour plusieurs tranches de la population.

La Tunisie a perdu son point fort : la maîtrise de ses équilibres financiers

Le chômage a augmenté de 140.000 et son taux est passé de 13% à 15,6% entre 2010 et 2016.

La Tunisie a perdu son point fort : la maîtrise de ses équilibres financiers puisque le déficit commercial a doublé entre 2009 et 2014, passant de 6 à 12 milliards de dinars, le déficit extérieur est resté aux alentours de 8% durant 4 années successives et le déficit budgétaire a atteint des niveaux élevés (5 à 6% du PIB), ce qui a entraîné une augmentation vertigineuse de la dette en peu de temps et entamé la crédibilité financière du pays comme l’atteste la baisse de son rating six fois consécutives. La dette publique est passée de 40% à 63% du PIB et la dette extérieure de 37% à 56% du revenu national disponible.

En 1986, le système de sécurité sociale dégageait encore un excédent.
En 1986; la machine productive ne s’était pas arrêtée
L’appareil productif n’avait pas été endommagé

On compare très souvent la crise que traverse aujourd’hui notre pays à celle de 1986, lorsque la BCT ne possédait même pas des avoirs nets en devises pour une semaine d’importation?

L’endettement public est aujourd’hui plus élevé (63% contre 58% en 1986) et en 1986 plusieurs entreprises publiques étaient encore excédentaires, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

En 1986, le système de sécurité sociale dégageait encore un excédent dont une partie a d’ailleurs été utilisée pour financer l’accompagnement social du Programme d’ajustement structurel (Programme des familles nécessiteuses connu sous le terme de “PNAFN”) que les organisations internationales n’avaient pas voulu prendre en charge.

Enfin, en 1986 la machine productive ne s’est pas arrêtée, alors qu’aujourd’hui beaucoup d’entreprises ont péri, des entreprises exportatrices se sont délocalisées ailleurs et surtout l’appareil productif a été endommagé comme le montrent les dégâts causés aux périmètres irrigués, au réseau d’hôtels et au tissu industriel pour absence d’entretien pour une longue période. La croissance potentielle n’est plus que de 2,5% contre 4,5 auparavant.

ATOUTS: L’expérience que la Tunisie a acquise pour la gestion des crises, à l’instar de la crise de 1986, en est un. Nous avons également su gérer la première et la seconde guerre du Golfe

Comment en sommes-nous arrivés là? Comment la Tunisie, dotée d’institutions que nous considérions comme fortes et d’une administration efficiente, en est arrivée là?

Je citerais six raisons :

    • Le peu d’intérêt porté aux questions économiques reléguées au second plan, dans le référentiel juridique du pays. L’économie a été le parent pauvre de la nouvelle Constitution contrairement aux aspects politiques et sociaux ;
    • L’absence de vision et le manque de cohérence dans les interventions de l’Etat faites le plus souvent d’improvisations et de décisions sans études préalables ;
    • L’abandon des instruments de planification et de programmation : plan, budget économique, rapport sur le développement ;
    • Le peu d’expérience des gouvernements qui se sont succédé, et la faible connaissance de la réalité du pays ;
    • La politique de « stop and go » et de relance par la demande menée depuis 2011 qui ignore que la contrainte essentielle du pays est la contrainte extérieure, une politique qui a vite atteint ses limites ;
    • La complexité du processus décisionnel et l’entêtement des autorités à chercher le consensus même lorsque celui-ci est objectivement impossible, ce qui a contribué à bloquer certaines réformes ou donné lieu à des manques de quelques réformes ou de cohérence de certains textes de lois. Certains parlent aujourd’hui à juste titre de la dictature du consensus.

Quels sont les atouts de la Tunisie pour sortir de ce cercle vicieux ?

L’expérience que la Tunisie a acquise pour la gestion des crises à l’instar de la crise de 1986, en est un. Nous avons également su gérer la première et la seconde guerre du Golfe ainsi que la crise financière internationale de 2007/2008 et durant lesquelles, nous avons pu réagir rapidement et en limiter les effets sur l’économie nationale ou même s’en prémunir entièrement.

L’administration tunisienne est un grand atout. Elle est capable de se redresser rapidement pour peu que la volonté politique s’y mette et que cette administration soit mise en confiance et réhabilitée dans son rôle. Et enfin, le soutien de la communauté internationale comme l’attestent les résultats de la dernière conférence internationale sur l’investissement “Tunisia 2020”.

Que propose le CEPED pour remédier à cette situation ?

Dans le rapport que nous avons élaboré, nous considérons qu’il faut agir sur deux niveaux:

Arrêter l’hémorragie et les déséquilibres et

Préparer l’avenir.

Pour cela, nous avons proposé un ensemble de mesures à court terme en vue de réduire les déséquilibres et accélérer un tant soit peu la croissance, ainsi qu’une réadaptation du modèle de développement adopté depuis des décennies aux nouvelles réalités du pays et une série de réformes destinées à faire avancer le pays et préparer son avenir.

Il faut oser instaurer la règle d’or en fixant une limite au déficit budgétaire (4%) ou un taux d’endettement public plafond (60% du PIB)

Quelles sont vos mesures phares présentées dans le rapport du CEPED : «éléments de stratégie de sortie de crise» ?

Elles sont nombreuses, les plus importantes se rapportent en premier lieu à accorder aux questions économiques l’importance qu’elles méritent. Il s’agit d’instituer de nouveau une structure de réflexion à titre consultatif, similaire à l’ancien Conseil économique et social (CES).

Ce conseil, pour ceux qui l’ont oublié, était constitué des représentants des organisations professionnelles, des experts de l’administration, des universitaires et de la société civile, et qui avait pour rôle de se prononcer sur les réformes initiées ou les projets de lois proposés de manière à y introduire plus de cohérence.

Il faut également oser instaurer la règle d’or en fixant une limite au déficit budgétaire (4%) ou un taux d’endettement public plafond (60% du PIB) à ne pas dépasser, et ériger l’INS en autorité administrative autonome (AAA) pour le mettre à l’abri de l’influence politique et de la passion du gouvernement et des partis politiques.

Un point très important est celui de la mission de l’administration dévoyée ces dernières années aux intérêts partisans. Il est grand temps d’affirmer l’option pour une administration de carrière à caractère républicain et ne pas s’amuser à changer les cadres administratifs au passage de chaque nouveau ministre.

Enfin, il est évident que l’indépendance de la BCT en recentrant ses missions sur la politique monétaire et en la déchargeant des autres missions qu’elle exécute pour le compte de l’Etat est impérative. Et ce en réexaminant les modalités de nomination du gouverneur afin de renforcer son indépendance au titre de sa mission essentielle, la politique monétaire qui doit d’abord s’exprimer par rapport au gouvernement, ce qui n’est pas le cas dans la législation actuelle.

la création d’une nouvelle entité relevant du ministère des finances, qui s’appellerait “Tunisie Trésor”, dans le cadre de la maîtrise de la dette. Elle se chargerait des emprunts de l’État (BTA-sorties sur le marché financier international…), de son suivi et surtout d’une gestion dynamique de la dette

On parle tout le temps de créer un nouveau modèle de développement pour notre pays car celui que vous avez adopté depuis des décennies est dépassé. Qu’en pensez-vous ?

Je pencherais plutôt vers l’actualisation du modèle de développement dans le sens d’un modèle inclusif et équilibré. Soit un modèle qui cherche à intégrer le maximum de jeunes diplômés par la montée en gamme des activités et par le développement des secteurs des nouvelles technologies et des activités de services (finance, santé, enseignement..), un modèle qui fait focus sur les énergies renouvelables, l’environnement, la croissance bleue et la « Silver Economy».

Un modèle qui fait de la Tunisie une bande côtière compétitive et aux régions intégrées prenant pied dans l’Espace euro-méditerranéen grâce à des stratégies adaptées et une compétitivité renforcée. Un modèle équilibré qui se base à la fois sur la demande intérieure, l’investissement et l’exportation pour renforcer la croissance, et préserve les équilibres financiers et en particulier les équilibres extérieurs. Un modèle qui tient à concilier les impératifs du présent et les contraintes du futur, qui préserve l’environnement et les ressources naturelles du pays, et qui maintient l’endettement extérieur à un niveau qui tient compte de l’avenir des générations futures.

Accorder plus d’intérêt aux PME. La création d’un Holding de la PME composé de la banque de financement de la PME (BFPME), de la société Tunisienne de garantie (SOTUGAR) et du FOPRODI, serait de ce point de vue pertinent.

Il faudrait également plancher sérieusement à l’adoption d’une nouvelle approche en matière de développement régional, en mettant en œuvre une stratégie qui ferait de la Tunisie une bande côtière intégrée à l’économie compétitive tirant profit de sa présence près de la Zone euro(méditerranéenne. Cela nécessitera entre autres la constitution d’un réseau autoroutier à commencer par l’autoroute du centre et du sud-ouest et un maillage du pays par des routes latérales est-ouest à voie double qui mettraient toutes les régions du pays à 1h30 au plus d’un port, d’un aéroport et (ou) d’un grand centre urbain.

Ceci pourrait passer par la création d’un fond de développement régional alimenté par les ressources provenant des sociétés bénéficiaires opérant dans les régions et des dotations prévues par l’Etat et qui interviendrait selon des critères objectifs (population, chômage, pauvreté…) ce qui renforcerait la solidarité et la complémentarité entre les régions.

Il est bien entendu important d’accorder plus d’intérêt aux PME. La création d’un Holding de la PME composé de la banque de financement de la PME (BFPME) de la société Tunisienne de garantie (SOTUGAR) et du FOPRODI, serait de ce point de vue pertinent.

Des fonds pourraient être mis à la disposition de ce holding pour lui permettre de soutenir le développement des régions en fournissant le complément de financement des projets sous forme de dotations remboursables ou de fonds en capital risque.

Et enfin, une idée qui m’est chère : la création d’une nouvelle entité relevant du ministère des Finances, qui s’appellerait “Tunisie Trésor”, dans le cadre de la maîtrise de la dette. Elle se chargerait des emprunts de l’Etat (BTA-sorties sur le marché financier international…), de son suivi et surtout d’une gestion dynamique de la dette. Cette entité permettrait par ailleurs de mieux clarifier le partage des rôles entre le ministère des Finances et la BCT dont le rôle devrait être de lutter contre les déficits et non d’en assurer le financement.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

  • La Tunisie a perdu son point fort : la maîtrise de ses équilibres financiers puisque le déficit commercial a doublé entre 2009 et 2014 passant de 6 à 12 Milliards de dinars, le déficit extérieur est resté aux alentours de 8% durant 4 années successives et le déficit budgétaire a atteint des niveaux élevés (5 à 6% du PIB).
  • En 1986 la machine productive ne s’est pas arrêtée, alors qu’aujourd’hui beaucoup d’entreprises ont péri, des entreprises exportatrices se sont délocalisées ailleurs et surtout l’appareil productif a été endommagé comme le montrent les dégâts causés aux périmètres irrigués, au réseau d’hôtels et au tissu industriel pour absence d’entretien pour une longue période.
  • La de « stop and go » et de relance par la demande menée depuis 2011 qui ignore que la contrainte essentielle du pays est la contrainte extérieure, une politique qui a vite atteint ses limites, a mis à mal notre pays.
  • L’Administration tunisienne est un grand atout. Elle est capable de se redresser rapidement pour peu que la volonté politique s’y mettre et que cette Administration soit mise en confiance et réhabilitée dans son rôle.
  • Il faut oser instaurer la règle d’or en fixant une limite de déficit budgétaire (4%) ou un taux d’endettement public plafond (60% du PIB) à ne pas dépasser et ériger l’INS en autorité administrative autonome (AAA) pour le mettre à l’abri de l’influence politique et de la passion du gouvernement et des partis politiques.