Tunisie – Cercle Kheireddine : «Arrêtons de jeter l’anathème sur le développement du littoral», fustige Ahmed Smaoui

«Quel que soit le régime politique, il faut que nous arrivions à dépassionner le débat à propos des régions. Il n’y a pas 2 Tunisies, il en existe une et unique. Il faut lutter et en finir définitivement avec cette amertume de nos concitoyens dans les régions et arrêter d’adopter un discours populiste qui les fait passer pour des citoyens de deuxième zone. Nous avons la capacité de développer des pôles technologiques sur tout le territoire national et de donner à tous et à toutes les chances d’avancer et d’évoluer. Il faut arrêter de jeter l’anathème sur le développement du littoral, ce qui peut se répercuter dangereusement sur l’investissement et l’emploi et même les équilibres socioéconomiques du pays».

ahmed-samoui-ministre-transport.jpgC’est en substance l’intervention de Ahmed Smaoui, ancien ministre du Transport, membre du Cercle Kheireddine lors du Forum «Investissement, emploi et développement régional» organisé par le Cercle à l’UTICA.

Hassine Dimassi, professeur d’économie et ancien ministre des Finances, approuve la démarche estimant pour sa part qu’il va falloir désormais déployer plus d’efforts pour concilier l’édification de pôles de développement sur les côtes et la stratégie de développement des régions de l’intérieur. La stratégie adoptée à ce jour serait, d’après lui, à dominante d’assistance et non de développement et est en butte à deux contraintes majeures: les moyens de l’Etat qui tendent à se rétrécir et ceux qui sont alloués à la consommation aux dépens du titre II, c’est-à-dire celui consacré aux investissements publics.

Il faut reconnaître que l’un des problèmes majeurs de la Tunisie sur les 60 dernières années se pose au niveau de l’aménagement du territoire: «Nous constatons que nous n’avons réussi ni la polarisation (la création de pôles de développement) ni la réalisation d’un équilibre avec les régions de l’intérieur».

Le chantier sensibilisation des régions intérieures quant à l’importance du rôle qu’elles doivent elles-mêmes jouer dans leur propre développement n’a jamais été réellement abordé et pas par Hassine Dimassi seulement mais par tous les intervenants lors du Forum. Un autre volet n’a pas été sérieusement traité, celui de l’impact de l’instabilité sociale et la responsabilité des enfants des régions dans leur propre développement. 

Pour M. Dimassi, il y a eu une ruralisation des villes où on a créé des pôles d’anarchie et non de création de richesses. Un autre aspect frappant a été relevé lors des études faites sur les régions, c’est que principalement, au cours des 20 dernières années, on a assisté à un flux d’exode croissant des régions intérieurs vers le littoral et l’étranger.

«Evitons l’égalitarisme primaire»

Pour Taieb Lahouidi, professeur d’économie, et paneliste, il ne faut surtout pas entrer dans la logique d’un égalitarisme primaire. «Pourquoi vouloir égaliser Sfax et Sidi Bouzid? Poser le problème de l’emploi et de l’investissement dans les régions intérieures, c’est poser la question de la relation entre emploi, investissement et territoire, c’est-à-dire le problème de l’attractivité des villes. Depuis les années 60, l’Etat a fait beaucoup de travail. Nous avons presque 100% de ménages qui ont accès à l’électricité, 98% à l’eau, etc. Il y a des directions régionales dans tous les gouvernorats. Si l’Etat a beaucoup investi dans les infrastructures, il n’a pas fait le nécessaire pour “cultiver“ les ressources humaines».

M. Lahouidi fustige ceux qui condamnent le phénomène de migration: «Dans tous les pays du monde, l’immigration garantit la mobilité de l’emploi. Pourquoi est-ce que dans notre pays, nous culpabilisons et nous refusons la mobilité de la main-d’œuvre?».

En fait, c’est peut-être parce qu’il y a une mauvaise gestion des ressources humaines, une incapacité à créer une main-d’œuvre qualifiée répondant aux besoins du marché du travail ou encore parce que «les avancées technologiques ont détruit les emplois», ou à cause de l’absence des commodités nécessaires pour une qualité de vie respectable, que l’on peine à garder les compétences dans les petites agglomérations. On n’arrive pas non plus à convaincre les opérateurs privés de s’y implanter.

Pour Taieb Lahouidi, «le problème central dans les régions intérieures est la faiblesse de la création d’emplois dans le secteur secondaire structuré. Il faudrait augmenter la capacité productive des régions».

Oui mais comment? Lorsque nous savons que la décentralisation des services publics et l’autonomisation des régions tardent à venir, pour les rendre plus performantes socioéconomiquement parlant!

Entre les années 90 et 2010, 51% des investissements ont été consacrés aux infrastructures dont 60% à Tunis, c’est trop pour la seule capitale et trop peu pour les régions. Même si Afif Chalbi rappelle que Kasserine a reçu plus de 2 fois les montants des investissements publics perçus par les autres régions. Cela n’a pas œuvré pour que cette zone à ce jour déshéritée vole de ses propres ailes. Serait-ce dû à l’absence d’une culture entrepreneuriale? L’ancien ministre de l’Industrie rappelle qu’au cours des deux dernières décennies, 20 milliards de dinars ont été investis dans les régions. Là où le bât blesse, c’est quand la grande part des investissements va au social et non à la création des richesses. Pendant des années, nous avons fait du surplace, et encore ce que nous réalisons aujourd’hui, c’est que même au niveau du social beaucoup reste à faire.

Comment l’Etat doit pallier à cet état de fait?

Pour les intervenants au forum «Investissement, emploi et développement régional», il s’agit tout d’abord d’augmenter l’investissement dans l’environnement des entreprises. «Le titre 2 doit être scindé en deux: une partie consacrée au social et une deuxième à l’investissement public dans l’environnement de l’entreprise. Il faut des incitations fiscales plus fortes et une gouvernance d’exception.

«Les ressources humaines sont faibles dans les régions, des task forces régionales rémunérées au prix du marché pour intervenir dans les régions s’imposent», au risque de déplaire aux politiciens à deux sous ou aux fans de la misère: une compétence, ça se paye! Il est également important, estiment les intervenants, de revoir la politique de relance dans les régions en prenant en compte le contexte dans le pourtour méditerranéen, et pour terminer, il faut que des plans concrets pour une économie intégrée soient mis en place et que le secteur formel défende et occupe la place qu’il mérite dans l’espace économique national.

Dans la Tunisie d’aujourd’hui, un changement de cap s’impose en matière de développement régional. Il est plus important d’envisager une politique axée sur la décentralisation et la responsabilisation des régions que de continuer dans la logique des subventions accordées aux entreprises ou aux régions renforçant ainsi l’esprit de l’assistanat et du recours systématique au pouvoir central. Il faut qu’au plus haut du pavé des préoccupations du gouvernement, des politiques régionales réfléchies, efficientes et audacieuses soient entreprises.

M. Essid, mesdames, messieurs les ministres et membres de l’ARP, à quand le projet? A quand son adoption?

Nous y reviendrons.