Société – Economie : Le Tunisien, complice et victime de la corruption au quotidien

Par : TAP

corruption-2013-680.jpg“Rachwa” ou “Kahwa” en Tunisie, “Bakchich” dans certains pays arabes, “Matabiche” en Afrique centrale, “Propina” en Amérique latine, et “pot-de-vin” en Europe. Ce sont là autant d’appellations multiples de la corruption désignant, toutes, le même mal insidieux qui bloque le développement, détourne le mérite, favorise l’injustice et sape la confiance en les institutions de l’Etat.

Selon les rapports de Transparency International (TI), la corruption coûte à la Tunisie 2% du PIB (2 points de croissance). Ceci correspond à près de 1,2 milliard US dollars par an (environ 2,3 milliards de dinars) pour “Global Financial Integrity”, soit 110 dollars par personne (217,3 dinars) perdus, chaque année, dans les transactions illicites.

Après la révolution tunisienne et le départ des Trabelsi, qui incarnaient la corruption, les Tunisiens croyaient que ce phénomène allait se faire rare et même disparaître. Malheureusement, ces derniers ont apparemment transmis le don de la “rachwa” et de la “corruption en réseau” non seulement à leurs disciples mais aussi à un plus grand nombre de Tunisiens, non immunisés contre cette maladie très contagieuse.

“Ce mal insidieux responsable de l’atmosphère empoisonnée qui entoure la chose publique, est un “cancer” qui empêche tout développement et toute évolution”, juge Abdessattar Sahbani, universitaire, sociologue et président de l’Association tunisienne de la sociologie (ATS).

Aujourd’hui, l’étendue de cette pratique ignoble, acceptée comme une fatalité ou comme un fait systématique dont on est à la fois complice et victime, fait peur aux Tunisiens.

Dans les faits, une étude récemment publiée par l’Association tunisienne des contrôleurs publics (ATCP) révèle que “le Tunisien ne refuse pas catégoriquement la petite corruption (évaluée à 450 millions de dinars en 2013 en Tunisie). Le degré d’acceptabilité de certaines pratiques chez le Tunisien est très inquiétant”.

“Seulement 37% des Tunisiens interrogés dans le cadre de cette étude, n’acceptent pas de corrompre un policier pour ne pas payer une contravention et 40% ne payent de pot-de-vin à un agent de la santé publique pour passer rapidement une consultation ou fixer un rendez-vous” (pratiques courantes au sein des hôpitaux publics et même dans les services d’urgence).

L’étude met en exergue une certaine “schizophrénie” dans la relation quotidienne du citoyen avec le phénomène. “Bien qu’il l’a perçoive comme une forme de décadence morale qui déroge aux principes de la religion, il trouve que la corruption facilite les transactions quotidiennes (70%) et l’accès à des services administratifs, même les plus banals et les moins payants” (pour avoir un extrait de naissance des services communaux, par exemple).

En plus, aucun secteur ne semble être à l’abri de cette cette pratique. Les Tunisiens considèrent que les secteurs les plus corrompus sont ceux de la sécurité, la douane, la justice, les services de santé et les collectivités locales.

Pour ce qui est de la corruption à grande échelle, le rapport 2011 de la commission nationale de lutte contre la corruption a montré que “les champs les plus exposés à la corruption sont l’immobilier, les terrains agricoles, les entreprises publiques, les marchés publics et concessions, les privatisations, les TIC, la douane, le secteur financier et fiscal et la justice”.

Le Tunisien ne dénonce pas la corruption, il s’en accommode

Bien que 91% des personnes interrogées appellent à la dénonciation de la corruption, 84% des Tunisiens victimes d’actes de corruption n’ont jamais dénoncé cet acte et 58% des personnes enquêtées estiment que “ça ne sert à rien”, selon l’étude de l’ATCT.

C’est que la dénonciation, selon cette enquête, ne peut avoir l’effet escompté et ne devient efficace que si l’Etat condamne comme “crime” la corruption et démontre la capacité et la volonté de demander des comptes aux responsables.

Samir Annabi, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLCC) appelle, à cet effet, à mettre en place tout un système de suivi de ce phénomène et à plus de coordination et de cohérence entre les structures et départements chargés de cette question, mesures sans lesquelles le fait de dénoncer restera sans résultats tangibles.

“Après la révolution, les pratiques de corruption, qui sont de nature discrètes, peuvent se propager davantage, car les périodes de transition favorisent l’informel et sont marquées par l’instabilité, l’affaiblissement de l’Etat et des services de contrôle”, dit-il.

Pis encore, dans un rapport sur la corruption en Tunisie, la Banque Mondiale a montré que les lois dans le pays favorisent dans un sens la prolifération de ce fléau. C’est que l’architecture réglementaire qui existait avant la révolution et dont un important arsenal est toujours en vigueur, est elle-même, un produit du copinage, qui a donné lieu à la prolifération des réglementations et des restrictions.

Transparency International, dans son indice 2014 de la perception de la corruption, a classé la Tunisie au 77ème rang mondial avec une note de 40 sur 100, étant donné que la complexité de l’intervention de l’Etat dans l’économie a favorisé l’apparition “d’une corruption et d’un népotisme généralisés et coûteux entraînant ainsi une aggravation de l’inégalité des chances”.

“La corruption, un outil de pression et de chantage”

Dans certains secteurs, la corruption est devenue, dans plusieurs cas, un moyen de pression et de chantage. Selon les dires d’un jeune taxiste tunisien, “certains agents de la police de circulation ont inventé un nouveau nom à une corruption très répandue “khatti rouhek” (fixe toi-même le montant du pot-de-vin)”.

Il raconte à la journaliste de l’Agence TAP que “la plupart des chauffeurs de taxis se trouvent obligés de payer des commissions de 15 dinars et plus, pour éviter des contraventions montées de toutes pièces”.

Pour le sociologue Sahbani, “ce qui pousse encore le Tunisien à s’impliquer dans la corruption, c’est le fait que l’administration n’applique pas l’équité (centralisation, bureaucratie). On est obligé d’emprunter des voies parallèles pour ouvrir le champ à une corruption spontanée, puis à une corruption organisée puis institutionnalisée et systématique”.

“Absence de volonté de l’Etat de lutter contre la corruption”

Le sociologue va jusqu’à dire que la corruption remet en cause l’idée même de l’Etat, “car les hauts fonctionnaires de l’Etat et les agents de l’administration, tout en étant incapables de nous faire bénéficier des biens publics d’une manière automatique et équitable, nous poussent à inventer et à multiplier les formes de corruption pour arriver à nos objectifs”.

Il estime que les gouvernements qui se sont succédé après la révolution n’avaient pas de volonté réelle pour lutter contre la corruption. Ceci explique l’absence d’une stratégie nationale de lutte contre la corruption.

A ce propos, 82% desT unisiens enquêtés dans le cadre de l’étude de l’ATCP estiment que la première cause de la petite corruption est le manque de volonté de l’Etat dans l’application des lois.

Le projet de stratégie de lutte contre la corruption est prêt, mais…

Selon le président de l’INLCC, Samir Annabi, le gouvernement Mehdi Jomâa avait “refusé de mettre en oeuvre une stratégie nationale de lutte contre la corruption, prête depuis avril 2014 et élaborée en collaboration avec le ministère de la Gouvernance, la société civile et avec l’appui du PNUD”.

Le projet a été remis à l’ANC et au gouvernement, mais ce dernier n’a pas donné réponse. Selon Annabi, “la nouvelle Instance nationale de la gouvernance et de la lutte contre la corruption va annoncer cette nouvelle stratégie probablement dans les prochains mois, soit après le parachèvement des procédures de mise en oeuvre des nouvelles instances constitutionnelles”.

Un rapport de l’OCDE souligne d’ailleurs qu'”il n’existe pas de cadre législatif cohérent pour assurer la transparence et la reddition des comptes et prévenir la corruption dans le secteur public”, recommandant “l’élaboration d’un code de conduite pour l’ensemble des services publics pour leur permettre de mieux lutter contre la corruption”.

Les études des instances internationales préconisent de “réaliser un diagnostic détaillé des types de corruption et définir les contre-mesures avec l’ensemble des parties prenantes”.

Elles préconisent aussi, que le recrutement et la gestion du service public par les autorités tunisiennes “soient fondés sur le mérite, la rémunération adéquate et pourquoi pas la rotation des personnels dans les positions où il y a plus d’éventuels abus”, appelant à instituer un Code d’éthique de la fonction publique.

Malgré le climat de déception qui règne dans le pays, une grande majorité des Tunisiens ne renoncent à l’espoir de voir les nouveaux dirigeants du pays mettre en oeuvre des mesures audacieuses et des lois fermes pour en finir avec le fléau de la corruption.

Terminons avec ses belles paroles d’Honoré de Balzac dans son roman “les Illusions perdues”: “les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l’ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l’étendue de la corruption humaine”.

WMC/TAP