Tunisie – «Nessma investigation» : Un syndrome de l’inquisition médiatique

Par : Autres

investigation-nessma-01.gifJouissant de plusieurs atouts, la télévision joue un rôle déterminant pendant les périodes électorales. Conscient de ces avantages que la télévision leur offre, pour se faire connaître, expliquer ses programmes et ses orientations et faire adhérer les électeurs à ses choix, les leaders et les partis politiques usent et en abusent.

De leur côté, craignant l’influence que peut avoir la télévision sur les résultats des scrutins, les gouvernements ont voté une batterie de lois et de règlements de tout genre et ont instauré des instances de surveillance et de régulation, dans le but de lutter contre d’éventuelles infractions et dépassements et garantir la transparence des votes et la légalité des actions et des pratiques.

En période électorale, les medias sont ainsi appelés à jouer la neutralité, à respecter les règles élémentaires de la déontologie et de l’autocensure et à s’abstenir à recourir à toute pratique ou attitude susceptible de nuire au bon déroulement de la campagne électorale.

Investigation, dites-vous ?

En diffusant son «investigation» sur le candidat à l’élection présidentielle et président du parti, l’Union Patriotique (UPL), Slim Riahi, Nessma TV a soufflé un vent de panique sur le paysage médiatico-politique en Tunisie, engendrant des violentes discussions sur l’état du paysage audiovisuel du pays, le rôle de ses différentes composantes pendant et en dehors des périodes électorales, les contenus qu’ils diffusent et sa contribution à la transition démocratique que connaît le pays.

Etant incapable, en l’absence d’éléments tangibles de juger la véracité du contenu diffusé et du bien-fondé des informations et des faits relatés, dans cette «émission d’investigation», qui a engendré cette large controverse, je me contenterai de l’analyser sous l’angle de la pratique journalistique et communicationnelle, en décortiquant les angles d’analyse conventionnelle les plus importants, d’un contenu audiovisuel, à savoir: le genre, les indices sonores et visuels et le registre linguistique adoptés.

En intitulant son émission «Nessma investigation», Nessma TV a choisi délibérément de classer son émission dans le genre de l’enquête journalistique; qui est un travail d’investigation, souvent de longue haleine, qui a essentiellement pour objectif de révéler des informations et des secrets que certains veulent cacher et garder hors d’atteinte.

Logique de recherche du sensationnel

Pour mériter d’être classé dans le genre de l’investigation, le travail journalistique doit répondre à une question subsidiaire, en partant d’une hypothèse, posée au préalable qui doit être confirmée ou infirmée, en procédant à un recoupement de faits et d’informations révélées et confirmées sur la base d’une argumentation minutieuse et irréfutable.

Or, l’émission de Nessma TV s’est résumée à une collecte de témoignages incriminants, émanant de sujets ordinaires, exprimant des reproches sous-jacents (promesses d’investissements et d’embauche de la part de Slim Riahi), non vérifiées, comme le veut la saine pratique du journalisme, auprès des responsables, des administrations et des institutions concernées. Ajouter à cela une absence totale de la parole de la partie incriminée!

Communication à forte connotation politique partisane

Par les indices visuels et sonores, les procédés de mise en scène, les éléments discursifs et non discursifs délibérément choisis et abondamment utilisés dans cette émission, notamment pour accompagner les déclarations du père de la fille décédée, que Slim Riahi aurait refusé de financer la prise en charge de son hospitalisation et ses soins, Nessma TV a volontairement abandonné la logique «civique», neutre et démonstrative, qu’exige l’investigation journalistique, pour s’inscrire dans une logique de recherche du sensationnel, en exploitant à fond les composantes du registre émotionnel.

Les angles de prise de vue, la musique, les larmes, les soupires des sujets (notamment le père de la petite fille décédé)… sont, ainsi, les fondements du discours adopté par la chaîne, dans son «investigation»!

Sur le plan linguistique, «Nessma investigation» a choisi de construire son récit, notamment les commentaires accompagnant les images, sur un ton narratif qui, par définition, raconte des faits, qui peuvent être réels ou imaginaires; sans oublier l’usage délibéré de l’imparfait, qui exprime le mieux, les actions entreprises, mais inachevées (ce qui colle parfaitement à la thématique exposée dans le sujet: les éventuelles promesses non tenues de Slim Riahi). Or, il est d’usage, étant donné que l’enquête journalistique a pour objectif la découverte, l’identification et la révélation de faits et d’actes occultes et inédits, d’opter pour le style argumentatif, qui est le mieux approprié, puisqu’il confirme des faits et des thèses à l’aide d’exemples et d’arguments irréfutables.

L’analyse de «Nessma investigation» montre clairement qu’il ne s’agit nullement d’une enquête journalistique, comme a bien voulu nous le faire croire Nessma TV, qui obéit aux normes établies et largement connues de ce genre journalistique, mais plutôt d’une action de communication, volontairement teintée d’intentions de communication à forte connotation politique partisane, doublée d’une claire et farouche volonté de défiance vis-à-vis des instances de régulation. (Rappelez-vous les programmes et les plateaux dénigrant délibérément la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle “HAICA“, diffusés par la chaîne, en boucle, pendant deux jours, récemment).

Mauvais point pour la transition démocratique

Dépourvue de toute pertinence, menée à charge et abusant volontairement des éléments et des procédés à vocation sensationnelle, «Nessma investigation» a volontairement ou involontairement desservi la transition démocratique, en détournant les électeurs du débat politique et en accentuant la méfiance des téléspectateurs vis-à-vis des contenus télévisuels, diffusés par la télévision post-révolution tunisienne, et a surtout, et c’est le plus inquiétant, fragilisé un peu plus le rôle primordial de la HAICA dans la régulation d’un paysage audiovisuel balbutiant étant en pleine reconstruction!.