Dr Maher Haffani : «Il y a une politique délibérée de détruire le secteur de la santé en Tunisie»

tunisie_wmc_maher-haffani-2013.jpg

Le rôle des organisations de la société civile est non seulement de suivre d’un œil critique les réalisations des institutions publiques mais également de suppléer aux carences que celles-ci ne peuvent éviter en raison de nombre de contraintes d’ordre réglementaire ou managérial. Les ONG peuvent, dans nombre de situations et à différents degrés, participer activement avec les organismes étatiques sur des activités opérationnelles.

Ce n’est malheureusement pas le cas dans la Tunisie en transition où pourtant les problèmes sociaux et les fléaux touchant un acquis important depuis l’indépendance, celui de la santé, s’imposent rudement sur la scène nationale.

Le point avec Dr Maher Haffani, président de l’Association Mustakbalna.

Dr Maher, vous êtes pédiatre, vous êtes également président de l’Association Mustakbalna, cela fait belle lurette que vous avez mis en place un programme de sensibilisation sur les dangers de la drogue et de la toxicomanie. Les décideurs publics ne semblent pas accorder de l’importance à vos initiatives. Pensez-vous que c’est parce que les thèmes ne les intéressent pas ou serait-ce à cause de votre background politique, PDP ensuite Nidaa?

Dr Maher Haffani. L’association Mustakbalna a démarré l’année dernière dans le cadre du programme “Wikaya”, un de ses trois pôles d’intervention, une initiative basée sur la sensibilisation en milieu scolaire à propos des effets néfastes de la consommation des drogues dites “douces” et du tabac sous toutes ses formes. Cette initiative a d’ailleurs été couplée à une enquête sur la toxicomanie dont les résultats concordent tout à fait avec les chiffres rapportés par l’enquête présentée aujourd’hui lors de la table ronde organisée par le ministère de la Santé, en ce qui concerne l’usage du tabac.

Par contre, nos chiffres sont plus alarmants quant à la consommation des drogues douces, comme le cannabis en milieu scolaire.

Ceci dit, notre association n’a été conviée à aucune manifestation se rapportant aux actions de prévention contre le tabagisme ou la toxicomanie chez les jeunes. Pourtant, lors du démarrage de notre action “Wikaya”, nous avons cherché une coopération avec le ministère de la Santé et nous en avons même informé le cabinet du ministre sans écho en retour.

Quant à mon background, je ne pense pas qu’il soit le seul responsable de la courbure du dos du ministère et des instances officielles, mais une incompétence globale avec une incapacité à gérer les affaires de la santé publique explique mieux la situation.

Pendant les deux mois de la saison estivale, le ministre de la Santé n’a fait que s’occuper de la politique partisane. Alors, comment voulez-vous qu’il ait le temps de se consacrer aux affaires de son ministère? Même les nominations (de chef de service) ont été faites d’une façon partisane et durant les week-ends.

En tant que médecin, comment jugez-vous aujourd’hui le secteur de la santé?

Le constat est là :

1. détérioration sans précédent de la situation épidémiologique dans le pays et la multiplication des foyers épidémiques de maladies dites communautaires que nous avions pourtant éradiquées du paysage sanitaire tunisien (la gale, une école primaire à Bir Chaâbane dans la délégation de Thala, gouvernorat de Kasserine, la tuberculose, etc.)

2. La recrudescence des certaines maladies non-transmissibles, comme le diabète, l’hypertension, l’obésité ainsi que le cancer des poumons. Ces maladies sont en rapport avec la condition psychique et le niveau de stress de l’individu. Même l’élévation des chiffres concernant les tentatives de suicide chez les jeunes n’a nullement interpellé le ministre de la Santé. Il a rapporté lors d’une sortie radiophonique dernièrement ces constats épidémiologiques sans faire pour autant, ne serait-ce qu’un instant, la moindre relation entre la cause et l’effet.

3. Les centres de soins de base (appelés secteur primaire) sont en ruine et rien n’est fait pour les restructurer, les hôpitaux régionaux font du mieux qu’ils peuvent en l’absence d’un véritable plan de relance; et quant au secteur tertiaire, il connaît du remue-ménage autour de certaines revendications des hospitalo-universitaires qui se voient marginaliser par leur ministre qui, au lieu de les écouter et tenter de trouver des solutions qui contenteraient toutes les parties, les accuse d’organiser des grèves aux dépens de la santé de leurs patients. La réalité est bien sûr différente, car nos médecins sont d’une éthique exemplaire, et leurs grèves sont bien organisées avec des astreintes assurées.

Je pourrais continuer cette énumération sur des pages mais ce qui résume la situation actuelle, c’est le gouvernement ainsi que son président, lui-même médecin, ridiculisent les médecins et les institutions en se mettant à envoyer des patients se faire traiter à l’étranger pour des pathologies que nous prenons en charge facilement et depuis toujours.

Y a-t-il, d’après vous, un moyen de parer aux carences que vous venez de relever, et confirmez-vous comme beaucoup d’autres l’absence de certains médicaments sur le marché à cause de l’incapacité de la pharmacie centrale d’approvisionner?

Personnellement, je ne considère pas cette situation comme le résultat de carences mais comme le fruit de la détérioration ciblée des acquis en matière de santé dans notre pays afin, très probablement, d’un objectif précis comme la privatisation tous azimuts du secteur de la santé publique au profit d’associations à orientation bien définie. Regardez le modèle libanais ou même égyptien et vous comprendrez.

Quant aux médicaments, je dois avouer que je n’ai pas relevé qu’une carence concernant les médicaments qui interviennent dans les maladies communautaires de retour dans notre pays sous un mode épidémique.

Enfin, je tiens à attirer l’attention sur un phénomène qui mérite une attention particulière. Les besoins en certains médicaments ont été chiffrés et annotés à la Pharmacie centrale longtemps à l’avance, pourtant cette dernière a traîné et n’a pas passé la commande à temps auprès du producteur et s’est retrouvée à commander hors délai ces médicaments à des prix parfois dix fois leur prix de base. C’est le cas par exemple de la Protamine. Serait-ce une énième incompétence ou le fruit d’une opération bien calculée ayant mal tourné?

Les partis politiques ont failli, par des consensus frôlant la compromission, une faiblesse tant au niveau des positions que de la vision. Qu’en pensez-vous? Pensez-vous que c’est à la société civile de prendre le relais sur les politiques pour aider la Tunisie à sortir de ce passage à vide?

Les partis politiques ont fini par éloigner le citoyen de la chose politique. Voilà une phase constitutive à laquelle sont censées participer toutes les forces vives du pays. Pourtant, de par leur immaturité, les partis politiques, trop pressés de jouer le jeu du pouvoir, transforment la Constituante en Parlement regroupant des élus formant un gouvernement et d’autres relégués par eux-mêmes dans l’opposition attendant impatiemment l’occasion de prendre ce fameux pouvoir.

Dans tout cela, le citoyen ne voit pas où ils ont situé la mission pour laquelle ils ont été élus. C’est déjà dans ce consensus de départ que se situe la compromission.

Aujourd’hui, nous sommes face à une opposition qui accuse de tous les maux une majorité au pouvoir d’incompétence et la soupçonne d’avoir organisé des assassinats politiques, mais continue à négocier le partage du pouvoir pour la prochaine phase… Avouons qu’il y a de quoi perdre son latin.

Le citoyen tunisien ne pourra jamais comprendre que l’on ne cherche pas à résoudre les problèmes de l’heure qui sont d’ordre sécuritaire. C’est ce qui décrédibilise toute cette frange politique.

En ce moment même où la société civile chapeaute le dialogue, deux agents de la Garde nationale sont massacrés par des terroristes.

En réalité, dans la classe politique, les plus compromis dans des pratiques antipatriotiques sont ceux qui cherchent des garanties pour être épargnés.

La société civile est fatiguée par les mobilisations intempestives, les principales associations -patronale et syndicale- se sont retrouvées impliquées dans un bras de fer politique entre partis qui ne les concerne pas, et du coup elles se sont fourvoyées. Leur crédibilité est mise à rude épreuve, l’économie est à la ruine et seul un miracle peut désormais nous sortir d’affaire.

Trop de laxisme concernant les hauts intérêts du pays, trop d’indifférence face aux critiques de plus en plus nombreuses concernant l’exercice du pouvoir et la manière de faire. Quelle approche préconisez-vous pour traverser cette mauvaise passe avec le moins de dégâts possibles?

La situation est devenue tellement enchevêtrée aujourd’hui et la visibilité inexistante. La bipolarisation de la scène politique est une réalité. Tous les sondages octroient entre 65 et 70% des intentions de vote au couple Nida-Ennahdha. Je suis convaincu que les semaines à venir les 80% des intentions de vote seront atteintes.

Lors des dialogues, on est censé aborder sincèrement et sereinement les questions qui “fâchent” et se maintenir aux engagements même si leurs concessions sont douloureuses. Les dialogues nationaux se sont succédé et le résultat était constant: l’échec. Jamais aucun leader politique n’a réellement osé aborder le vrai problème qui “fâche” d’une façon frontale. Il s’agit de définir le modèle sociétal dans lequel nous voulons vivre.

A l’évidence cette question primordiale est occultée spécialement par Ennahdha, http://www.webmanagercenter.loc/management/journaliste/fckeditor/editor/images/spacer.gifet l’on espère la résoudre par Constitution interposée. C’est prendre le taureau par la queue, car si on ne résout pas la question directement au niveau des individus, la Constitution aura beau être là, rien ne garantit son acceptation; à moins que l’on escompte l’utiliser comme arme de répression.

Alors arrêtons les palabres et parlons du modèle sociétal même si on doit passer par un référendum. Après l’entente sur cette question, tout ne sera plus que détail.