Tunisie-Economie : Moncef Cheikhrouhou, «Pour les gros travaux, il faut compter sur les compétences locales et éviter les appels d’offres internationaux»

moncef-cheikhrouhou-1.jpgLa Tunisie avait engagé des démarches pour devenir actionnaire de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), il y a plus de 4 mois. Objectif pouvoir bénéficier de ses investissements. Pour Moncef Cheikhrouhou, économiste et membre PDP à la constituante, la BERD est la plus belle opportunité qui puisse se présenter à notre pays car c’est la seule banque de financements multilatéraux au monde qui ait une double spécificité et qui les réussit. Il s’agit du développement et de l’accompagnement des transitions démocratiques et d’une économie dirigée vers une économie de marchés.

Entretien.

WMC: Pourquoi la BERD est-elle aussi importante pour la Tunisie?

Moncef Cheikhrouhou: D’habitude, les banques n’interviennent pas dans le changement du système politique ou économique d’un pays, elles ne font que financer les programmes de développement. La BERD le fait. En Tunisie, nous vivons et nous continuerons à vivre pendant quelques temps, cette transition démocratique, et je pense que la BERD est un partenaire, accompagnateur, particulièrement intéressant parce qu’elle fait du développement conjointement à l’accompagnement de la transition démocratique.

Il me plaît à moi qui suis non seulement un économiste mais également un élu du peuple, de débattre avec mes amis de la BERD du haut du temple de cette démocratie naissante qu’est la Constituante de la transition qui va vers l’édification de la démocratie tunisienne mais dont l’objectif en plus de l’appropriation du pouvoir par le peuple, est l’ouverture de la Tunisie sur les conditions d’émergence économique et sociale. Ce qui se traduit sur le terrain par un taux de croissance non pas de 4% mais de 8 et pourquoi pas à deux chiffres soit 10,5% et plus comme en Turquie.

Pour résoudre les problèmes de l’emploi dans les régions, le rôle de l’Etat est prépondérant. Comment le voyez-vous ?

C’est une question fondamentale. D’ailleurs les prochaines élections sanctionneront le prochain gouvernement à son propos. A l’assemblée nationale, nous avons voté la Constitution temporaire de la Tunisie et certains députés ont insisté pour qu’il y ait un chapitre la limitant à une année avec la possibilité de l’étendre un petit peu. A l’issue de ce mandat provisoire, le gouvernement sera jugé sur le succès de ses programmes et de ses actions. Le rôle de l’Etat est important parce que les régions défavorisées, principalement le centre-ouest, pour ne citer que Gafsa, qui est une région qui donne la richesse de l’Etat ne sont pas aussi développées que les autres, celles situées sur les cotes. Nous sommes en train d’extraire les phosphates de Gafsa pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat. Il faut que celui-ci, grâce à ses recettes, permette à la région d’en profiter. Le risque est que nous entrions dans une lutte régionale justifiée par la nécessité d’une répartition équitable des richesses. Nous n’en sommes pas encore là fort heureusement, mais l’Etat doit lancer, le plus vite possible, des actions dans ces régions afin de dynamiser les activités économiques pourvoyeuses de richesses et d’emplois.

Comment l’Etat doit-il s’y prendre?

A lui seul, il ne pourrait rien faire, d’où l’importance de la BERD, et c’est ce qui explique la visite de son économiste en chef à notre pays. Ce sont des spécialistes développement et en création d’emplois. Les fonds que l’Etat doit réorienter vers la région doivent être accompagnés par des fonds avec le moins de dettes possibles, qu’ils soient participatifs, qu’ils oeuvrent à la création de richesses et se rémunèrent grâce à cela. Mais ce qui est plus intéressant pour nous, c’est l’accumulation du savoir de la BERD. Jim Wilkinson, alors président de la Banque mondiale, en visite à Tunis, m’avait dit: «Nous voulons devenir “the knowledge bank“ (la banque du savoir), nous discutions d’une banque que j’avais, à l’époque, créée appelée «International Maghreb Bank» et à laquelle avait participé la BM.

L’accumulation du savoir de la BERD, sans transposer les réussites ou les échecs, est très importante pour nous. C’est ce qui explique que nous essayons aujourd’hui d’imaginer les moyens et les techniques qui permettraient de mettre en place des programmes de développement réussis en Tunisie. Elle n’a bien évidemment pas attendu d’en débattre avec moi, la BERD a d’ores et déjà engagé des discussions avec des investisseurs tunisiens et mis à la disposition des jeunes diplômés des fonds qui leurs permettraient de créer leurs propres jobs. Ils ne seront plus chômeurs et pourront recruter d’autres jeunes, et là le rôle des médias est capital car en diffusant l’information de succès et de réussites, ils rendront l’espoir à d’autres qui reprendront confiance en l’avenir.

Aujourd’hui autour de l’Assemblée nationale, nous voyons quotidiennement des jeunes désespérés, nous voulons faire revivre l’espoir et le rêve chez eux. Nous sommes allés à Gafsa, à El Mdhilla, à Redeyef et nous voulons que le 17 décembre 2011 soit différent du 17 décembre 2010 grâce à de nouveaux espoirs. L’expérience du capital-risque évolue avec les partenaires tunisiens comme Tuninvest et c’est un début de réponse extraordinaire aux jeunes tunisiens qui sauront ainsi que les horizons ne sont pas systématiquement bouchés.

Vous n’avez pas parlé des autres régions défavorisées et dans lesquelles l’Etat doit intervenir, mais aussi vous avez omis de parler du rôle des enfants de la région dans le développement de leurs propres territoires. Car j’estime que leur enlever toute responsabilité dans les solutions à apporter est le signe que nous n’avons pas assez confiance en leurs propres compétences. Tous les leaders politiques qui faisaient compagne, les ont traités seulement comme des victimes et non pas comme maîtres de leur avenir et acteurs de leurs vies. Pourquoi ne parle-t-on jamais de l’absence de la culture entrepreneuriale dans les régions?

La remarque est pertinente et ceux ou celles qui n’en ont pas parlé l’ont payé par le prix électoral. La région tunisienne est capable de créer des richesses et des emplois mais elle a été défavorisée à cause de la mauvaise gestion et gouvernance de l’Etat. Le Commissariat général des régions dans notre pays avait préparé, il y a 20 ans, des plans de développement pour les 7 régions de la Tunisie, parfaitement structurés et conçus. C’était sous la direction de Mondher Gargouri, économiste tunisien de renom, parti depuis. Il avait mis en place, en collaboration avec son équipe, des plans de développement pour que le Nord-Ouest, le Centre-Ouest et le Sud se développent plus rapidement que Tunis et la Côte, et ce pour permettre à ces zones de rattraper le gap. Malheureusement, le Commissariat en question a été mis entre les mains de personnes complètement désintéressés par le développement à la fin de la période Bourguiba. Et malgré les efforts de Mustapha Kamel Ennabli, alors ministre, les ressources des régions ont été complètement retirées pour être affectées aux poches de ceux et celles qui gouvernaient le pays.

Aujourd’hui, la priorité est à la gouvernance et nous comptons nous y attaquer rapidement à la Constituante lors de la discussion de la prochaine loi des finances.

A la Constituante, on parle beaucoup plus politique qu’économie alors que 40% des révolutions échouent pour des raisons d’ordre social et économique?

C’est ce que nous disent nombre de nos électeurs. Nous discutons beaucoup économie dans les couloirs mais il fallait d’abord voter la loi sur l’organisation des pouvoirs et cela nous avait pris du temps. Je voudrais rendre hommage à tous les députés sans exception qui dépassent leurs différends quand il s’agit d’une question économique. Cela a été le cas s’agissant de l’autonomie de la Banque centrale. Ainsi, seule l’Assemblée nationale constituante a le droit de nommer le gouverneur et elle est la seule habilitée à le révoquer, même si l’exécutif a le droit d’avoir certaines initiatives. Ces dernières ne deviennent effectives que si l’Assemblée nationale le décide.

La souveraineté financière de la Tunisie devait être préservée et l’a été. Cette décision serait positivement lue par les agences de notation. D’ailleurs, j’ai récemment discuté avec des banquiers qui m’ont déclaré que si la Tunisie vote une loi instaurant l’autonomie de la BCT, les marchés financiers internationaux seront rassurés, les banques et les fonds d’investissement.

Ceci est d’autant plus important que pareille loi nous évitera la mauvaise gouvernance. Nous ne voulons plus d’une Banque centrale dont le gouverneur est soumis aux pressions de l’exécutif et aux aléas de la femme du président. Il faut que le gouverneur de la BCT puisse avoir la liberté de prendre les bonnes décisions, négocier avec les marchés internationaux, les investisseurs et protéger les équilibres fondamentaux de l’économie du pays. C’est valorisant pour le pays en termes de rating et de montage financier.

Quels sont les garde-fous les plus importants pour que nous ne revivions pas un passé douloureux pour nous tous?

Les Tunisiens et Tunisiennes n’ont aucun modèle en tête. Nous savons tous aujourd’hui que quels que soient les problèmes auxquels nous devons faire face, nous préférons notre situation actuelle à celle que nous vivions avant le 14 janvier.

Il n’y aura pas de retour en arrière. Pour se prémunir contre les excès vécus auparavant, il faut donner la souveraineté au peuple à travers les institutions élues qui ont un pouvoir et une responsabilité réels. Passer par l’Assemblée nationale et les commissions qui sont en train d’être créées, c’est dire à l’exécutif: «vous allez faire de votre mieux mais nous sommes vigilants et nous surveillerons ce que vous ferez. Fermez la porte et vérifiez la porte opposée, disent les compagnies aériennes, nous ferons cela». Première mission pour que les affaires de l’Etat soient bien gérées, deuxièmement la responsabilisation des organes de justice financière, la Cour des comptes fait un travail excellent. Mais à ce jour, son travail était relégué dans les tiroirs, nous veillerons à ce que le rapport envoyé au chef de l’Etat soit envoyé au législateur pour que les commissions spécialisées en parlent et plus que cela, il y a le rôle des médias qui est capital afin de dénoncer tout abus, problème ou dépassement.Il faut bien entendu éviter de tomber dans la presse du sensationnel ou de caniveau, laquelle fait plus du racket et du chantage qu’un véritable boulot de professionnel. D’ailleurs, la loi sur la presse doit évoluer pour que les médias ne deviennent pas des instruments d’extorsion monétaire et financière. Il y en a d’ailleurs qui subsistent par ces moyens.

Quels sont les chantiers qui urgent le plus pour le prochain gouvernement?

Il y a d’abord ce qui est extrêmement urgent. Et je vais revenir sur Gafsa, il n’est pas acceptable qu’il y ait des familles entières où personne ne travaille. Et là, il va falloir faire de l’interventionnisme positif, et nous sommes en train de discuter avec la BERD sur les moyens de s’attaquer à cette problématique. Il n’est pas question de tolérer cette situation et l’exemple des 200 D accordés par l’Etat aux demandeurs d’emplois n’est qu’un des outils.

Parmi les plus importants chantiers figure également l’infrastructure. Les diplômés nous disent, «moi, je veux bien créer ma propre structure mais comment pourrais-je importer mes facteurs de production et exporter mes produits? Si je réponds à des appels d’offres sur le net, pourrais-je ensuite avoir du haut débit? L’ADSL couvre-t-il aujourd’hui le pays de manière égale?» D’autre part, la logistique de transport manque aux régions, pour expédier les marchandises, les produits, ou les véhiculer. Il faut qu’un investisseur, qui a un rendez-vous avec un opérateur privé à Gafsa ou à Tozeur, puisse s’y rendre sans difficultés et par des moyens de transports tels les chemins de fers ou le réseau routier rapide.

L’infrastructure doit, elle-même, être créatrice d’emplois, il faut qu’elle soit financée de manière innovante pour éviter les dettes et c’est ce que nous sommes en train de discuter avec la BERD.

J’ai d’ailleurs proposé une loi fondamentale que j’espère voir votée à la Constituante qui fixera à 3% le plafond du déficit annuel de l’Etat. Nous avons commencé à 2%, nous sommes à 6% et c’est un dérapage. La dette de la Tunisie à environ 40% est au dessous des 60% qui sont la limite. Il faut qu’elle y reste sinon cela serait suicidaire pour le pays.

Il faut par conséquent que nos financeurs prennent des risques pour nous, par le biais de financements relativement participatifs. Les PPP, ce n’est pas le paradis mais ce partenariat public/privé a permis l’aménagement de Tunis-Nord sans dettes.

La deuxième chose importante est d’éviter, lorsqu’il y a des projets d’infrastructure, de lancer des appels d’offres internationaux. Si l’entreprise est un partenaire ou est l’un des pays de la BERD, pourquoi pas mais les nationaux doivent être les plus privilégiés et ce sont les compétences locales qui doivent prévaloir.

La Libye est une opportunité importante, les puits de pétrole libyens ont été détruits pendant cette guerre, Total a besoin pour reconstruire de techniciens qui parlent l’arabe, il y en a des Libyens et actuellement ils recrutent des Egyptiens via Benghazi, nous devons être présents, nous devons chercher autour de nous. Et ce que je dis concernant la Libye est valable pour l’Algérie, avec la Khroumirie qui pourrait devenir un pont économique avec notre voisin de l’ouest. Les jeunes parlent déjà de s’installer à Zarzis pour être plus proches de la Libye, il en sera ainsi pour le Nord-Ouest afin d’être plus proches de l’Algérie.