L’Occident en procès : L’économie est à l’ouest

Par : Tallel

Trois historiens démontrent que «le reste du monde» n’a jamais été… en reste

Après avoir imposé au XIXe siècle sa domination économique au reste du monde,
l’Occident continue-t-il à le dominer mentalement en lui imposant sa propre
explication de cette suprématie ? La thèse mise à la mode par Edward Said dans
son essai «l’Orientalisme» avait galvanisé les intellectuels des anciennes
colonies. Elle a inspiré les études postcoloniales, un courant critique qui
débusque dans les manières de penser des Etats issus de la décolonisation la
conviction d’une supériorité intrinsèque de l’Occident.

Issues le plus souvent des départements de littérature, ces études expliquent
les échecs des anciens colonisés par l’emprisonnement mental auquel les
condamnerait l’héritage colonial. Dans un pamphlet magistralement nourri de
chiffres et d’informations précises qui secoue le cocotier du politiquement
correct, Jean-François Bayart, spécialiste réputé de la sociologie politique de
l’Afrique, n’a pas de mal à brocarder la prétendue «valeur ajoutée» de ces
analyses.

Le livre de Kenneth Pomeranz, enfin traduit en français, suscite aussi un large
écho chez les historiens. Son originalité ne vient pas de ce qu’il réfute la
thèse, soutenue par les libéraux comme par les marxistes, d’une prédisposition
particulière de l’Europe au capitalisme. Mais il le fait en comparant terme à
terme les performances des zones les plus développées de l’Europe avant la
révolution industrielle avec celles des régions les plus avancées de la Chine,
du Japon et accessoirement de l’Inde précoloniale. Au début du XVIIIe siècle,
les paysans du bas Yangzi obtenaient des rendements aussi élevés que leurs
homologues anglais ou hollandais. Leur alimentation était aussi bonne, leur
espérance de vie, aussi longue, et leur statut social, aussi libre.

Les campagnes chinoises étaient aussi engagées dans l’économie de marché que les
régions d’Europe les plus développées, comme l’attestent les ventes de coton et
de cotonnades tissées par un artisanat rural de masse. L’Etat chinois imposait
moins d’entraves à la propriété que les monarchies européennes. Les produits de
luxe, comme la porcelaine, s’y diffusaient plus largement qu’en Europe. Aussi
inventif pour dénicher des données mesurables que suggestif quand il évoque une
Asie du quotidien nullement enfermée dans l’exotisme et la routine, Kenneth
Pomeranz invalide tous les indices censés distinguer l’Europe du reste du monde
et préparer son entrée dans le cercle vertueux de la révolution industrielle.

Ce n’est donc pas une prédestination culturelle qui a enclenché la «grande
divergence» entre l’économie européenne et l’économie asiatique, mais un
accident, la découverte de l’Amérique, ou plutôt la violence avec laquelle
l’Europe a décimé les populations indigènes et s’est emparée des ressources du
Nouveau Monde. La traite des Noirs pour les plantations de coton a permis
d’alimenter à bas prix l’industrie textile du vieux monde et de réserver son
espace agricole aux productions vivrières. La main-d’œuvre rurale, devenue
excédentaire en Angleterre ou en France, s’est précipitée sur les salaires de
famine des mines de charbon et de la grande industrie.

En excluant l’idée qu’une économie capitaliste ait pu exister au Moyen Age parce
que la recherche du profit y était entravée par des contraintes non économiques,
morales et religieuses, Jacques Le Goff confirme l’hypothèse de Pomeranz dans un
essai percutant, informé des travaux les plus récents. C’est la rupture opérée
par la colonisation du Nouveau Monde, selon Jacques Le Goff, qui a libéré
l’énergie du capitalisme en faisant affluer vers l’Europe les métaux précieux et
en suscitant des entreprises commerciales capables d’investir à long terme de
gros capitaux.

Le livre de Pomeranz a le mérite de remettre l’Histoire sur ses pieds en
remplaçant la success story d’une Europe berceau de la modernité par la
reconstitution d’un enchaînement plus prosaïque d’effets d’aubaine où la chance
et la violence ont eu leur part. Mais il a aussi une portée très actuelle. A
force d’avoir fait longtemps la course en tête, l’Occident s’est convaincu qu’il
avait pour mission de dominer le monde. Mais l’économie de marché n’est, pas
plus que les droits de l’homme, un produit exclusif du génie européen.
Aujourd’hui, à l’est comme au sud, de nouvelles puissances déplacent, loin de
l’Europe, les foyers de la croissance et de l’innovation. Il faudra nous y
faire.

«Les Etudes postcoloniales. Un carnaval académique»,
par Jean-François Bayart, Karthala, 132 p., 15 euros.

«Le Moyen Age et l’argent», par Jacques Le Goff,
Perrin, 244 p., 20 euros.

«Une grande divergence. La Chine, l’Europe et
la construction de l’économie mondiale
»,
par Kenneth Pomeranz, Albin

Source:
http://bibliobs.nouvelobs.com/20100706/20335/leconomie-est-a-louest