Tunisie – Finance islamique : Mohamed Ali Mrad, “Les perspectives de l’assurance islamique sont très prometteuses”

mohamed-ali-mrad-takaful.jpgWebmanagercenter : L’assurance islamique va tripler d’ici 2015 selon l’agence de
notation Moody’s. Peut-on valider ces perspectives fortement positives ?

Mohamed Ali Mrad : Je rejoins Moody’s dans leur estimation. Je pense que le
marché va tripler, quadrupler, voire quintupler d’ici 2015. Il va continuer à se
développer sur le très soutenu rythme de 20 à 25% par an dans les régions dans
lesquelles il existe déjà, à savoir le Moyen-Orient et la Malaisie.

Le marché risque fort de se développer dans d’autres régions du monde, tels que
l’Europe, les États-Unis, l’Asie et l’Afrique du Nord, où réside une population
musulmane importante et très demandeuse d’assurance islamique.

Les perspectives sont donc très prometteuses. A mon avis, elles risquent même de
dépasser, et largement, les anticipations actuelles les plus optimistes.

La réceptivité des musulmans est-elle à ce point garantie ? Quelles sont les
attentes réelles du marché en matière d’assurance islamique?

La réceptivité musulmane dépend des musulmans pratiquants et non-pratiquants.
Elle peut aussi concerner des non-musulmans de différentes régions du monde.
L’expérience en Malaisie a démontré que ce sont les non-musulmans qui
représentent 60% de la clientèle des compagnies de «Takaful».

D’après certains sondages et études, la population musulmane dans son ensemble
(pratiquants et non pratiquants) est susceptible à 50% d’investir dans les
produit Takaful. Sachez que les études à ce sujet restent encore parcellaires et
très peu répandues. Elles permettent cependant, aisément, d’entrevoir une très
bonne diffusion de l’assurance islamique dans le monde. Ceci peut donner une
idée, certes pas très précise mais assez représentative de la réceptivité à de
pareils produits.

Peut-on parler de «regain» d’intérêt pour l’assurance islamique ?

On ne peut pas parler de regain d’intérêt pour l’assurance islamique en
particulier. Il s’agit plutôt d’un regain d’intérêt pour la
Finance Islamique de
manière générale.

L’épanouissement de l’assurance islamique est-il lié à celui de la Finance
islamique?

L’assurance islamique est une composante importante de la finance islamique. Le
marché du Takaful devrait profiter du développement et de la diffusion
grandissante de la finance islamique. Dans l’autre sens, l’assurance islamique
devrait contribuer également au développement et à la diffusion de la finance
islamique et des produits islamiques d’épargne en particulier.

La crise actuelle n’a-t-elle pas amplifié l’intérêt pour la finance islamique ?

La dernière crise financière a certainement contribué au regain d’intérêt pour
la finance islamique, notamment dans les pays occidentaux.

Cependant, je pense que le phénomène est davantage lié à une évolution
fondamentale de l’Investissement Socialement Responsable (ISR)* dans lequel la
finance islamique s’inscrit parfaitement. La conjoncture actuelle a davantage
fait parler de la finance islamique dans les medias. Le phénomène n’est pas
nécessairement purement conjoncturel. Il est plus profond que cela.

Il semble désormais indéniable que le
Takaful
connaisse un essor considérable
dans le monde. Il s’installe en Europe depuis mars 2008. Peut-on savoir comment
se créent les produits? Comment s’effectuent les contrôles ? Quels sont les
garde-fous ? Comment est adopté un produit d’assurance islamique ?

L’offre d’assurance islamique dans les pays où elle existe déjà est assez
complète et couvre l’assurance de biens ainsi que l’assurance de personnes. Elle
couvre les individus et les entreprises.

Comme l’assurance conventionnelle, les compagnies akaful sont soumises aux
normes et aux contrôles des autorités de tutelle des pays. Elles doivent, par
exemple, respecter les ratios de risque «Solvency» autant que les assureurs
conventionnels.

D’autre part, les compagnies takaful sont soumises au contrôle et à
l’approbation d’un «Sharia Board» constitué d’au moins trois éminentes
personnalités d’érudits reconnus dans le domaine de la loi islamique «Fiqh» et
dans la finance. Ainsi, un double contrôle est opéré sur ces compagnies. Les
garde-fous sont mêmes plus stricts que pour l’assurance conventionnelle.

Pour qu’un produit islamique soit adopté, il faut qu’il respecte les règles
réglementaires générales de l’assurance conventionnelle et qu’il soit conforme à
la «Charia». La validation islamique incombe au Comité de la Charia «Sharia
Board». La validation technique est effectuée par les services internes des
sociétés qui peuvent bien évidement demander l’avis de ressources externes comme
par exemple les cabinets d’avocats et de conseil spécialisés.

Quelles pourraient être les limites du modèle de l’assurance islamique ? Quels
sont ses défis ?

Il faut garder en tête que l’assurance islamique ne s’adresse pas aux musulmans
de manière exclusive. Elle fait appel à des valeurs éthiques communes à toutes
les religions et même au-delà.

Je ne vois, a priori, pas de limites fondamentales de l’assurance islamique. Il
s’agit de produits d’assurance qui répondent aux besoins de la population. En
cela, ils n’ont rien de fondamentalement différent de l’assurance
conventionnelle.

Néanmoins, les limites, si elles existent, sont essentiellement d’ordre
concurrentiel et commercial. La concurrence de l’assurance conventionnelle, bien
établie depuis longtemps, peut limiter le développement de l’assurance
islamique, surtout chez les clients où le prix est le facteur déterminant de la
décision de souscription.

Toutefois, il y a un certain nombre de défis que l’assurance islamique se doit
de relever. Le premier est d’ordre légal et réglementaire. Les pays qui
n’abritent pas encore ce type spécifique d’assurance doivent aménager et adapter
leur législation afin de permettre l’existence des sociétés et des produits
d’assurance islamique. Le deuxième défi est d’ordre commercial et marketing, car
les produits d’assurance islamique ont leurs spécificités et s’adressent à des
segments de clientèles spécifiques. Le troisième défi est organisationnel, en
effet, tout comme la finance islamique en général, l’assurance islamique pâtit
du manque de standardisation au niveau comptable mais cette difficulté devrait
être surmontée dans les années à venir grâce notamment aux initiatives de
standardisation d’autorités internationales telles que l’organisme bahreïni
AAOIFI**.

De manière plus générale, l’assurance islamique reste soumise aux défis de
l’assurance conventionnelle comme le développement de la distribution par
Internet et son incidence sur les modèles économiques et les marges des
assureurs pris dans leur ensemble.

«Kafalah» signifie bien se garantir, mais quels sont au juste les fondements du
Takaful ?

‘’Takaful’’ veut dire s’aider les uns les autres. Il est basé sur le principe de
la solidarité. Si on ne peut pas se garantir contre les aléas naturels et
divins, on peut tout de même «aider» les personnes en cas de difficultés. Il
faut donc garder en tête que la solidarité et l’entraide sont les fondements de
l’assurance islamique. A ce tire, on ne parle pas de prime d’assurance mais de
donation «Tabarr’u». Cette donation a pour premier objectif d’aider les
«autres». En cas de besoin et seulement, à titre exceptionnel, le donateur peut
lui-même bénéficier de l’aide des autres membres du «takaful».

Le principe du takaful peut être ainsi rapproché du principe et de l’esprit de
l’assurance mutualiste. Ceci est une approximation grossière qui ne tient pas
compte du fait que le takaful doit également respecter les autres principes de
la «Charia» comme l’interdiction de l’intérêt «Riba», de l’incertitude et de la
spéculation «Gharar» et du partage des profits. Il repose également sur
l’interdiction d’investir dans certains secteurs tels que l’alcool, le jeu ou
l’armement.

Le takaful est-il un sérieux concurrent pour l‘assurance «conventionnelle» ?
Comment se situe-t-il par rapport à elle?

Je ne crois pas que le takaful, du moins dans un avenir proche, soit un tel
concurrent de l’assurance conventionnelle. Il n’est pas en mesure de la mettre
en danger et encore moins de la faire disparaître. Il s’agit surtout de répondre
aux besoins de certaines catégories de la population qui, pour des obligations
religieuses ou plus généralement des considérations éthiques, est très
demanderesse de tels produits et services.

Sur le plus long terme, l’assurance islamique pourrait représenter 5 voire 10%
du marché mondial de l’assurance. Ceci reste cependant de l’ordre de la
prospective. D’un point de vue macro, je crois plus à la complémentarité entre
l’assurance conventionnelle et l’assurance islamique. Ceci n’empêchera pas une
concurrence acharnée, voire le dénigrement par certains, de l’assurance
islamique. Seuls le marché et les clients auront les réponses et le dernier mot.

Comment le système bancaire islamique gère-t-il l’assurance-vie ? N’est-ce pas
son principe même qui est contesté ?

Par rapport à cette question, il y a différentes écoles de pensée chez les
spécialistes de la loi islamique «Fiqh». Il faut néanmoins savoir que
l’assurance-vie cache une multitude de produits d’assurance, tels que
l’assurance en cas de vie, en cas de décès ou la retraite voire le service à la
personne, etc. Dans le jargon de l’assurance islamique, il est d’usage de parler
d’assurance à la personne ou de «Family Takaful».

Tous les produits «vie» ne sont ainsi pas contestables ni contestés. Certains,
comme l’assurance décès, peuvent être contestés. Il appartient au comité de la
Charia «Sharia Board» de statuer, au cas par cas, sur chaque produit. Il n’y a
donc pas vraiment lieu de contester l’assurance-vie dans son ensemble.
D’ailleurs, le «Family Takaful» représente environ 50 à 70% du total du chiffre
d’affaires des compagnies takaful selon les pays.

Dans le cadre d’une activité d’assurance islamique, comment se rémunère
l’investissement ?

Le montage spécifique d’une structure d’assurance islamique est relativement
complexe et dépasse le cadre de cette interview. Néanmoins, on peut dire que
l’investissement se rémunère par une commission d’agent d’assurance (opérateur).
Elle comprend tous les frais tels que les frais de distribution et de gestion,
plus une marge commerciale.

Il faut également noter que certains montages permettent la participation de
l’investisseur à l’excédent technique de l’assurance sous forme d’intéressement
ou «incentive fees» «Mudharaba».

Entre M. Gordon Brown dont l’objectif principal est de faire de Londres la
première place financière islamique, une population estimée à 1,7 milliard
d’individus représentant environ 10% du PIB mondial, la capitalisation des
quelques 270 banques islamiques existantes dans le monde qui dépasseraient US$
13 Mrds, et la création d’environ 120 fonds islamiques entre 1994 et 2001,
peut-on se permettre d’augurer de beaux jours pour l’assurance et la finance
islamique dans le monde ? Comment l’Europe et les pays non musulmans
réceptionnent-ils ce secteur ?

Je fais partie de ceux qui croient profondément à l’essor de la finance
islamique dans le monde dans les années et décennies à venir. La finance
islamique est universelle et s’adresse aussi bien au Musulmans qu’aux
non-Musulmans. Les valeurs de cette finance sont universelles sans distinction
de religion.

Cette finance devrait se répandre de plus en plus dans les pays musulmans mais
aussi dans d’autres pays malgré les obstacles d’ordre politique et
réglementaire. Certains pays, comme le Royaume-Uni, ont d’ores et déjà franchi
le cap et pris de l’avance. D’autres, comme l’Allemagne, devraient suivre.
Certains continueront à hésiter et tergiverser et seront rapidement dépassés.
Les enjeux sont effectivement colossaux et l’avantage sera comme toujours pour
les plus prompts et les plus réactifs.

—————————