Abdelaziz Dargouth : Guerrier des temps modernes

Il y a quelques mois au cours d’un congrès portant sur la
Méditerranée, je percute sur une voix claire mêlée à un ton autoritaire. Le
talent de prédicateur du communicant impose l’enthousiasme de la salle. Je
cherche des yeux l’homme qui parle. Habile dans ses propos dégagés de langue de
bois, le personnage m’intrigue.

abd-dargouth1.gifJe
dois reconnaître que ce n’est pas très difficile de découvrir que ce
communicant n’est nul autre qu’Abdelaziz Darghouth. Il est ce que l’on
désigne dans les coulisses, une «grosse pointure». L’orateur que je
m’empresse de provoquer, me déclare : «Je suis descendant d’une famille de
guerriers. Renseignez-vous. Essayez de savoir ce que nous avons de spécial,
nous les Darghouth
». Chose faite et rendez-vous pris. Un entretien avec la
tribu des Darghouth se mérite.

Ainsi donc, le fameux Abdelaziz est le fils du «encore plus» ou «tout
autant
» charismatique Mohamed Ali Darghouth. Un homme d’affaires admiré et
aimé par tous. L’ex patron de «Filtiss» a rythmé la vie du textile tunisien
durant des décennies. Son caractère d’exception est un mélange subtil et
détonnant d’affabilité et de franchise à l’état brut.

A ceux qui considèrent qu’Abdelaziz Dargouth (AD) a de qui tenir,
Abdelaziz, lui, rétorque qu’il arrive à peine à la cheville de son père.
«J’ai vécu dans l’image d’un père fort et puissant qui a tout fait pour son
pays. Ses semblables et lui ont construit la Tunisie d’aujourd’hui. Il nous
incombe de construire celle de demain. Grâce à son parcours, j’ai compris
qu’être reconnu des siens et mériter une légitimité est irremplaçable. J’ai
compris que le self estime n’a pas de prix
».

Marié et père de deux filles (3 et 9 ans), le jeune patron «d’Arts et
déco» place l’amour au cœur de sa vie et de son action. Avec lui, l’amour se
déploie dans toutes ses déclinaisons : amour passion, amour nation, amour
d’autrui…Les «psys» diraient qu’AD est sous l’emprise d’un sortilège. Peu
importe ! Il a un sens de la famille aigu et une perception de la
responsabilité hors normes. «Nous avons véritablement le sens de la famille.
Ouverts, nous avons un réel besoin et une envie incroyable de tout partager…
Mon père considérait tout le monde comme ses enfants “ouleddou”, disait-il
tout le temps!
».

Faut-il y voir un quelconque besoin de séduction ou un souci de
reconnaissance ? Un peu des deux, assurément. AD est aussi le petit-fils du
fameux Kbayer Darghouth, célèbre pour ses nombreuses conquêtes féminines qui
ont provoqué l’intervention du président de la République de l’époque Habib
Bourguiba. Beaucoup connaissent la suite. L’incident a contribué à faire
avancer le débat des droits de la femme en Tunisie.

Charmeur, ce Darghouth se révèle un véritable agitateur. Il aura 40 ans
dans quelques mois et a déjà été (de 2005 à 2007) le patron des jeunes
patrons tunisiens. Toujours actif au sein du Centre des Jeunes Dirigeants(CJD),
il reste l’incarnation de ces Tunisiens ambitieux et résolument tournés vers
l’avenir. Considéré par les membres du CJD comme un bâtisseur, nombreux
d’entre eux résument leur appréciation par : «il est unique notre Abdelaziz
»ouahdou !». Cette structure ressort de l’Union tunisienne industrie
commerce et de l’Artisanat (UTICA, association patronale) et œuvre autant
pour la défense des intérêts de ses adhérents que pour le développement
économique du pays.

AD reconnaît avoir beaucoup appris au sein du CJD. Durant cette
«expérience exceptionnelle, j’ai rencontré des gens rares. Je sors grandi
d’une expérience inoubliable. Elle est et restera en moi
». Ses propres mots
résument l’intensité du sentiment de cette, finalement, si sensible «grosse
gueule
». Aujourd’hui encore, on reconnaît à AD sa force d’implication. «Il a
porté le CJD avec ses dents comme un chat
». L’image s’inspire d’un proverbe
tunisien populaire pour exprimer l’admiration qu’on lui voue, mais aussi
pour rendre hommage à l’acharnement dont il a fait preuve durant son mandat.

Fervent défenseur du respect et gardien de la mise en valeur des
compétences, il souhaitait ardemment une relève démocratique au sein du CJD.
Voir une femme, Monia Jeguirim Essaidi présidente en exercice, succéder à son
propre mandat, est une grande preuve de maturité de l’entreprenariat
tunisien. Aujourd’hui, c’est lui qui est au cœur du développement.
L’entreprenariat n’a pas de sexe. Il a juste un souci, la performance.

L’entreprenariat a un souci : la performance

Dans le raisonnement de Darghouth, il y a une phrase qui revient comme
une sorte de leitmotiv ou de tempo personnel. «Je considère qu’il y a une
solution à tout problème
». Partant toujours de là, il considère que «sans
vision, n’importe quel structure économique, sociale, associative, ou autre
qui évolue dans la survie et sans stratégie ne peut avancer».

Convaincu qu’il aurait «pu faire encore plus et mieux», il se félicite,
outre d’avoir contribué à créer une symbiose au sein du CJD, d’avoir
sensibiliser de nombreux jeunes gens à l’égalité des chances en les poussant
à créer leurs propres entreprises, en les sollicitant à aller de l’avant et
de prendre leur destin en main. L’envie d’entreprendre est un challenge que
l’on travaille presque au corps et au quotidien.

Celui pour qui la transition est capitale -c’est d’ailleurs un sujet
qu’il connaît à plus d’un titre- considère qu’entreprendre sonne comme un
rêve et s’érige en devoir. Il reconnaît que «lorsqu’on débute, on est
forcément confronté à beaucoup de problèmes. Personne ne vous connaît, les
banques ne vous font pas confiance… Il faut se battre, innover
intelligemment, essayer de négocier,… La confiance se gagne et la réputation
se construit. Il faut y aller doucement et sûrement. Il faut bâtir son
avenir
». En Tunisie lutter contre le chômage des jeunes est une priorité
nationale absolue. Le challenge est aujourd’hui d’outiller les jeunes
entrepreneurs pour l’affronter. De nombreuses structures et de multiples
encouragements sont conçus pour assister le jeune dans sa volonté
d’entreprendre, mais il convient de laisser toujours grande ouverte la porte
à des entrepreneurs en herbe non avertis.

Conscient que dans la vie tout se mérite, Darghouth Jr impose le respect
par sa force de travail. Il a opinion sur tout, s’enthousiasme, prend à cœur
les choses, écoute, reste accueillant, avenant et s’implique. Avec les
années et les expériences pas toujours heureuses, il apprend la patience. Le
souvenir qu’il laisse au CJD est à l’image de sa liberté de penser et de sa
conviction que le dialogue finit par faire autorité.

Quand le guerrier qu’il est étend son sens de la famille à une catégorie
socioprofessionnelle avec des valeurs aussi fondamentales que la liberté et
l’amour, cela aboutit à un bilan d’exception au sein du CJD. Quand il étend
ses ardeurs au secteur du textile, chaudron dans lequel il est tombé tout
petit, cela donne une expertise qu’il a approfondi par 2 ans de formation à
l’Institut du textile et de la chimie à Lyon, après une maîtrise en
Management à Montréal.

Considérant que le pays a toujours été leader dans bien des secteurs, AD
déplore «qu’aujourd’hui nous perdions du terrain. Nous devons vite réfléchir
à de nouveaux modèles. Une crise comme celle que le monde traverse en ce
moment peut être très dangereuse
». Spécialiste du textile tunisien, il
confirme que «tant que nous serons des sous-traitants, nous n’aurons aucun
avenir en restant dépendants des commandes européennes. Nous sommes un pays
puissant dans le secteur du textile, à nous de le convertir. Nous en avons
les moyens et les aptitudes».

Composé de 2.300 opérateurs, ce segment est devenu un marché très
concurrentiel. Darghouth s’appuie sur le cas concret et édifiant de la
Turquie. «Il y a 15 ans en Turquie, les hommes d’affaires ont décidé de
réfléchir ensemble à une stratégie pour développer les textiles turcs. Ils
ont aujourd’hui une association d’industriels qui s’occupe de la mise en
place d’une stratégie claire pour le secteur. Ils sont même arrivés à
convaincre plusieurs banques de les soutenir. Depuis trois ans, le taux de
croissance du secteur dépasse les 10%. De même, les hommes d’affaires
tunisiens devraient se rencontrer et discuter ensemble de l’avenir du
secteur
».

Si la Tunisie fait de la confection depuis 1972, il est à noter que très
peu d’entreprises vendent leurs marques en Europe. La principale raison,
selon AD, est le manque de stratégie. Il affirme ne rien inventer, mais
reconnaît facilement qu’il «hurle un peu plus que les autres, voilà tout !».

Désolé de voir le secteur du textile se débattre dans une forme de
détresse, il pose clairement le problème de la représentativité de la
profession. Convaincu qu’il est plus qu’urgent de penser ensemble, son
diagnostic est sans appel : «Passer de la sous-traitance à la co-traitance.
Les consortia sont désormais la bouée de sauvetage et un outil de survie.
Aujourd’hui, le manque de confiance empêche l’entreprise d’aller de l’avant
et il faut vite le rétablir. Il convient d’ériger les lois nécessaires et
garantir les clusters pour pouvoir affronter l’avenir. C’est une question de
survie
».

Intarissable sur le sujet de la performance, de la qualité et de la
compétitivité, AD passe du textile au tourisme avec la même énergie.
«Comment voulez-vous qu’on avance quand on trouve des produits de mauvaise
qualité issus de la contrefaçon dans les boutiques de nos hôtels? Ce sont
des produits dévalorisants et réducteurs d’images. Il est inadmissible
qu’ils trônent dans les hôtels, lieu de passage de millions de touristes,
mais aussi d’entrepreneurs-potentiels clients- qui découvrent une image
limitatrice et simpliste de ce que nous sommes
».

AD s’étale sur de multiples interrogations concernant les services, la
communication, l’agriculture, la représentativité au sein d’associations
professionnelles…Dès qu’il attaque un sujet, il propose aussitôt des
solutions, des pistes de solutions ou des éléments de dialogue pour
construire une solution». Où sont les lois ? Il s’agit d’atteinte à l’image
de marque de notre pays. Si elles n’existent pas, il faut les créer, les
appliquer vite et bien». Beaucoup d’entre elles existent, il convient
aujourd’hui de les respecter.

Les consortiums sont un outil de survie

Avant de le quitter, je lui demande, avec une touche de provocation,
pourquoi les Tunisiens réussissent-ils mieux quand ils sont à l’étranger ?
Est-ce l’environnement qui les rend meilleurs ou plus performants ? «Les
structures de soutien aux jeunes existent dans notre pays, mais le jeune
s’épuise dans des combats parallèles et parasitaires
». AD est convaincu que
le Tunisien est jaloux de nature. Il suffit de conjuguer sa jalousie en
force constructive. Quand il le veut, le Tunisien s’acharne avec une ferme
volonté de réussite et il peut alors faire des miracles. Cette force peut
aussi se convertir en une jalousie destructive. Il convient de catalyser les
compétences et gérer les performances. Selon lui, les ressources sont
énormes. Il suffit des les coordonner et ordonner pour dessiner un avenir
meilleur et porter encore plus haut la Tunisie.

«La mémoire et l’histoire sont très importants pour édifier un avenir
commun», résume ce «luky luke
» des temps modernes. AD est un guerrier qui
dégaine plus vite que son ombre. «Je me battrais corps et âme pour que mon
pays reste un pays pacifique. Ta famille fait partie de toi-même, au même
titre que ton entreprise fait partie de toi-même, au même titre que ton pays
fait partie de toi-même
».

AD se souvient, non sans émotion, que durant l’Aid Sghir, il visitait
avec son papa plus de 70 maisons pour présenter les vœux. «Aujourd’hui, j’en
fais 40. Ca fait et me fait plaisir. J’ai besoin du contact humain. Dans la
vie, pour bâtir, il faut connaître et respecter l’histoire
». Parions que ses
petites filles en feront tout autant, ou à peine un peu moins.