L’agriculture en sandwich entre l’homme et dame nature

L’agriculture en sandwich entre l’homme et dame nature


Par Abou SARRA

Experts et hommes
politiques sont unanimes pour relever que l’agriculture tunisienne a eu pour
grand mérite d’avoir garanti la sécurité alimentaire du pays. Pour ne citer
que quelques chiffres, le rendement de la production agricole a cru au taux
de 2,8% par an depuis 1989. Le secteur a fourni un quart des nouveaux
emplois en Tunisie dans les années 90, créant deux fois plus d’emplois par
unité de PIB que l’économie dans son ensemble.

 

Toutefois, ces mêmes
observateurs et décideurs expliquent différemment les raisons de cette
réussite. Le politique y voit une performance du département de
l’agriculture. Les experts l’imputent aux sacrifices consentis par le
consommateur et les contribuables.

 

L’approche politique

 

Au rayon du politique, chaque
fois qu’il est interpellé sur le dossier agricole, le ministre de
l’Agriculture et des Ressources hydrauliques, M. Mohamed Habib Haddad,
cultive l’art de brosser un bien triste tableau du secteur dans l’objectif
délibéré de faire ressortir l’exploit de son département d’avoir réussi à
réaliser moult performances en dépit d’entraves naturelles «insurmontables».

 

Tout récemment, lors d’un débat
parlementaire sur ce secteur (mardi 8 janvier 2008), le ministre s’est
longuement attardé sur ces difficultés structurelles naturelles qui
entravent le développement de l’agriculture tunisienne. Celle-ci souffre,
entre autres, du morcellement de la propriété agricole et de l’instabilité
de la production qui reste largement dépendante des facteurs climatiques.
Pis, les deux tiers des terres en Tunisie sont constitués de montagnes et de
déserts. Le troisième tiers, soit près de 10 millions d’hectares, est
constitué, pour moitié (5 millions d’hectares), de terres cultivables dont
8% irriguées. Sur ce total cultivable, 60% reçoivent moins de 200 mm de
pluie.

 

Malgré ces handicaps naturels,
cette agriculture parvient, selon le ministre, à nourrir 10 millions
d’habitants en période normale et plus de 16 millions en période estivale
(6,7 millions de touristes en 2007). Mieux, la balance alimentaire est
équilibrée et de plus en plus excédentaire.

 

Loin d’être satisfait, le
ministre estime que l’ensemble de ces performances gagneraient à être
améliorée. «L’objectif national, aux yeux du ministre, est d’atteindre
l’autosuffisance alimentaire avec une mention spéciale pour la filière
céréalière dont la production est appelée à atteindre une moyenne annuelle
de 27 millions de quintaux durant le prochain quinquennat».

 

Le point de vue des experts

 

Et pourtant, d’autres
observateurs perçoivent autrement les véritables problèmes que connaît
l’agriculture tunisienne. Globalement, ces observateurs estiment que les
difficultés rencontrées par le secteur sont essentiellement d’ordre
«anthropiques» (œuvre de l’homme) et le déficit de la balance alimentaire,
enregistré de temps à autre (même si elle est excédentaire ces dernières
années), est l’illustration d’une production qui ne couvre pas encore les
besoins du pays.

 

Ainsi, il ressort d’une étude
stratégique de la Banque mondiale que l’agriculture tunisienne souffre de
plusieurs incohérences structurelles majeures et a besoin d’une nouvelle
génération de réformes pour s’adapter aux réalités économiques actuelles.

 

Concrètement, le développement de
ce secteur peut être entravé sérieusement, comme le souligne l’étude, par la
sous-réalisation de son potentiel, par la contre-productivité de la
politique de compensation des prix de ses produits et par une
sous-valorisation de produits bio de grande qualité comme l’huile d’olive,
les agrumes, les dattes et le vin exportés, en vrac et dans l’anonymat le
plus total, comme de vulgaires produits et breuvages.

 

Cette étude, qui est -tenez vous
bien- commanditée par le gouvernement tunisien, estime qu’«une grande part
de la réussite de l’agriculture se doit aux sacrifices du consommateur et du
contribuable tunisiens».

 

Elle ajoute que «la protection
commerciale maintient les prix alimentaires à un niveau très élevé et
équivaut à une augmentation de 4% du coût de la vie».

 

Toujours selon l’étude, «les
contribuables doivent payer 170 millions de dinars par an pour la
compensation des prix, dont la plupart sont destinés aux agriculteurs ayant
de grosses exploitations. Conséquence : il en coûte quatre fois le PIB par
habitant pour préserver un emploi dans les cultures céréalières au moyen de
la protection des échanges et du soutien des prix».

 

L’étude est encore plus sévère
quand elle relève que «la croissance du secteur agricole est faussée. Elle
ne suivrait pas la compétitivité. 40% de la croissance agricole se
rapportent à des produits qui coûtent plus cher à produire qu’à importer, ce
qui signifie une perte nette pour l’économie».

 

L’étude de la Banque mondiale
recommande à la Tunisie d’entreprendre deux réformes structurantes pour
tirer le meilleur profit du secteur agricole.

 

La première réforme consisterait
à entreprendre des chantiers pour conférer l’efficience requise aux
mécanismes de subventions qui doivent bénéficier aux catégories rurales les
plus démunies.

 

Il s’agit aussi de baisser les
tarifs sur les importations agricoles et de mettre fin aux contrôles des
marges de détail, aux contrôles des prix semi-officiels et aux programmes ad
hoc d’importations.

 

«Les réductions tarifaires des
importations sont essentielles. Comment la Tunisie peut-elle respecter son
quota d’agrumes avec l’UE quand les oranges coûtent autant à Tunis qu’à
Londres ? Comment la Tunisie peut-elle développer son industrie des
conserves alimentaires quand, par exemple, les fabricants tunisiens de purée
de tomates payent plus pour les tomates crues que leurs concurrents en
Italie, en Espagne, au Portugal et en Turquie ? Comment un marché peut-il
travailler efficacement quand les prix sont tirés à la hausse par les tarifs
au port et ensuite tirés à la baisse à nouveau par les «prix de référence» à
l’entrepôt ?», s’interroge l’étude.

 

La deuxième réforme consiste à
responsabiliser les structures d’appui au secteur et aux agriculteurs.

 

L’étude propose de supprimer les
monopoles tels que l’Office de blé, d’associer les professionnels à la
gestion des services liés à l’agriculture (recherche, vulgarisation) et de
transférer l’importation et la commercialisation des céréales aux privés,
l’ultime but étant de faire en sorte que les structures d’appui et
d’encadrement soient mieux réactives aux besoins des agriculteurs.

 

L’étude suggère globalement de
relever les défis de la compétitivité, de l’emploi et la satisfaction des
demandes de qualité. Il s’agit également de rajeunir la population des
agriculteurs dont la plupart ont plus de 60 ans et sont en plus illettrés et
d’améliorer les conditions d’accès au financement bancaire.

 

Notre point de vue

 

Par delà le point de vue des uns
et des autres, en dépit de la gravité de ce diagnostic sans appel et de
l’émergence de tant de paradoxes, il serait dangereux, à notre avis, de
suivre à la lettre cette prescription de la Banque mondiale, du moins dans
certains cas. Ainsi relever que «40% de la croissance agricole se rapportent
à des produits qui coûtent plus cher à produire qu’à importer» ne doit
jamais se traduire par une quelconque tendance à abandonner le travail de la
terre dans notre pays qui a une vocation essentiellement agricole.

L’agriculture c’est un secteur
très sensible : Il a une triple facette politique, économique et sociale.
D’où tout l’enjeu de le manier avec beaucoup de délicatesse et de doigté.

 

Nous croyons, par contre, que les
efforts doivent se concentrer sur la protection des terres agricoles (lutte
contre l’érosion), de les adapter aux nouvelles exigences climatiques
(réchauffement du climat) et des impératifs de haut rendement à travers
notamment la mise en place de mécanismes régulateurs efficaces, le
développement de la recherche et la lutte contre le morcellement de la
propriété agricole. Pour le reste, tous les correctifs sont permis…