A coeur ouvert avec Mourad M’henni

Par : Tallel
 

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mourad1i.jpgSuite au séminaire
organisé il y a quelques semaines par le Centre des jeunes dirigeants en
collaboration avec la Chambre tuniso-française de commerce et d’industrie et
l’Association des Tunisiens des grandes écoles, nous avons voulu revenir sur
ce sujet pour prendre l’avis de M. Mourad Mhenni qui a vécu une expérience
douloureuse en matière d’héritage. Il accepte de nous dévoiler sa toile de
pensée sur la transmission d’entreprises. Au passage, il donne quelques
conseils à la fois aux parents propriétaires d’entreprises et aux jeunes qui
se lancent dans la vie et veulent voler de leurs propres ailes. Mais il n’y
a pas que cela. interview

Les jeunes dirigeants ont organisé,
il y a un peu plus d’un mois, une rencontre-débat sur la transmission
d’entreprises en Tunisie. Vous aviez intervenu par vidéo. Mais quel est
votre sentiment à ce sujet ?

Effectivement, concernant la transmission d’entreprises, objet de la réunion
qui a eu lieu il y a environ un mois, il me paraît qu’il y a un vide
juridique en la matière, d’une part, et que ce n’est pas encore entré dans
les mœurs et culture des chefs d’entreprise de préparer le passage non pas
de la gestion des affaires mais de la propriété, d’autre part. Ce n’est donc
pas évident que cela se fasse, parce qu’il y a d’abord les contraintes de la
religion –celle-ci constituant une loi où on ne peut rien faire-, mais
également les exigences de l’administration fiscale qui se montent souvent à
des montants assez importants en matière de succession.

La meilleure façon de passer ce cap, sans grandes difficultés, c’est la
création de sociétés anonymes ou sociétés par action où les personnes
physiques apparaissent le moins possible au bénéfice des personnes morales
qui devraient être majoritaires. C’est ce qui serait, à mon avis, souhaitable. Hélas, là commencent les divergences entre les héritiers
souvent directs et les héritiers alliés (ces derniers pouvant, parfois,
créer certains problèmes).

Donc, il me semble, du vivant du créateur/fondateur de l’entreprise, que
c’est à lui de prendre ses dispositions afin d’éviter les égarements qui
risquent de faire capituler ce qu’il a mis des années voire des décennies à
créer.

En ce qui me concerne et pour mon expérience personnelle, j’ai vécu des
moments difficiles, lors de la succession de l’héritage du feu mon père avec
ma famille, les alliés, les beaux-frères, et j’ai pris, malgré mon jeune
âge, mes dispositions pour que mon héritage et ce que j’ai pu construire
soient transmis à mes filles et l’autre partie à mon épouse, pour qu’il
ne se passe rien dans le sens mauvais du terme.

Ainsi, au jour d’aujourd’hui, elles savent ce qu’elles vont hériter ; tout
est réglé au double niveau fiscal et de droit de succession. Je l’ai fait de
la manière dont j’aurais souhaité qu’elle ait été faite par mon père, avec
qui j’ai eu de longues discussions à ce sujet, mais qui ne l’a jamais
accepté pour des convictions personnelles.

Est-ce que vous avez le sentiment
que les esprits évoluent, ou bien c’est toujours la même chose ?

Je crois que, dans l’esprit de certains, il existe encore une confusion
entre l’héritage -la propriété du père d’une main à une autre- et la gestion
qui passe d’une main à une autre. En effet, les créateurs et patrons
d’entreprise actuels pensent moins à la propriété qu’à la gestion qui passe
d’une main à une autre. C’est là, à mon avis, que le bât blesse. C’est un
point de vue personnel, mais je pense que ces gens-là devraient réfléchir
sérieusement à la transmission de la propriété.

D’autre part, je dirais même qu’il y a une volonté de ne pas vouloir, en
disant ‘’après moi le déluge ; dans tous les cas, Dieu sait ce qu’il doit
faire, et que la religion est là pour régler les problèmes’’. Ce qui n’est
cependant pas souvent le cas dans l’épreuve des faits. Et malgré l’évolution
de la Tunisie, il n’est pas rare de voir des gens considérer, dans le
partage de l’héritage, que le garçon qui doit avoir deux tiers et la fille
un tiers.

Tout ceci m’amène à dire que la réticence dans la passation a des causes religieuses et sociales. D’ailleurs, partout dans le monde,
l’administration se préoccupe du droit de succession : donation, succession,
testament (exceptés les pays musulmans) qui facilitent ce passage ; et s’ils
y pensent, c’est parce qu’ils ont rencontré des difficultés et ils engagent
des réformes pour éviter le vide. Ce qui n’est pas encore le cas en Tunisie,
mais nous allons être obligés d’y penser.

D’autant plus que les créateurs de
ce qui a fait la force de l’économie tunisienne sont déjà vieux, et il va
devoir agir vite…

Effectivement, mais là également la balle est dans le camp de
l’administration. Ceci dit, je ne sais pas si les entreprises créées dans
les années 70 sont en bonne santé pour mériter d’être héritées ou
transmises. Dans tous les cas, c’est aux entreprises de solliciter
l’administration pour que celle-ci fasse des réformes nécessaires et
intelligentes.

Alors, si vous aviez des conseils à
donner aux parents propriétaires d’entreprises, que leur diriez-vous
concernant la succession ?

Mon premier conseil, c’est de leur dire, avant d’être chef d’entreprise, il
faut éviter d’avoir beaucoup d’enfants. Le planning familial existe et
d’autres organisations pour ne pas faire des futurs malheureux. C’est le
conseil que je donne souvent au jeune qui démarre dans la vie.

Ensuite, il est indispensable de pousser les enfants à faire des études.

Puis, de ne pas obliger son enfant à travailler dans son entreprise ; qu’il
aille travailler ailleurs pour qu’il ait un autre point de vue, un autre
regard des choses et une autre expérience, pour être proche des réalités,
afin de savoir ce que signifie donner ou recevoir un ordre, en allant
travailler chez les autres.

Enfin, une fois que les enfants reviennent travailler avec leurs parents,
ces derniers doivent récompenser chacun de leurs progénitures en fonction de
l’effort fourni par chacun, de la satisfaction qu’il donne au travail et non
en fonction des complaisances, et autres sentiments tels que ‘’oui papa, tu
as raison, c’est toi l’homme le plus beau, le plus gentil…’’. Souvent, les
parents aiment ce genre de compliments plutôt d’écouter la vérité. Et s’il y
a des jeunes qui veulent voler de leurs propres ailes, à mon avis, les
parents devraient être là pour les conseiller, les soutenir, les orienter. Ainsi, ils éviteront un futur problème.

Voilà ce que je dis. Maintenant, en tout état de cause, à un certain âge de
la vie, le chef/créateur d’entreprise qui doit avoir peiné pour avoir pu
faire ce qu’il a fait, doit prendre ses dispositions pour ne pas que son ou
ses entreprises volent en éclat, c’est-à-dire prendre les dispositions
nécessaires pour régler son héritage, comme il le veut, en fonction des
qualités, de la compétence et de l’orientation, mais d’une manière juste ;
être le plus juste possible. Car, s’il y a litige, ce n’est pas la famille
qui le règle mais des personnes étrangères (à la famille), généralement les
tribunaux qui, souvent, n’ont aucun sentiment, aucune vue réelle de la chose
: ce sont des papiers, des rapports d’avocats, des histoires théoriques qui
peuvent, parfois, être injustes.

Dans ce cas, que faut-il faire du
côté de l’administration ?

Il faudrait qu’elle trouve une solution en disant qu’à un certain âge, par
exemple, il peut y avoir des donations mais plafonnées. Je pense également
que les taxes sur les droits d’héritage devraient être revues en fonction de
la réalité mais aussi en fonction de la disponibilité de la trésorerie. Car,
souvent, si on prend le cas d’un hôtel par exemple, on l’évalue à des sommes
faramineuses mais qu’il n’y a pas de trésorerie pour pouvoir la payer. Donc, il va falloir que l’Etat soit souple
au niveau du droit
d’héritage.

D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi l’Etat, alors que le père fondateur est
mort et que la propriété de l’entreprise passe aux enfants, prélèverait au
passage une certaine dîme, comme si le deuil provoqué par la disparition du
père ne suffisait pas, on vient ajouter un autre deuil, celui du manque de
trésorerie. Mais il s’agit là d’un point de vue strictement personnel. On a
comme l’impression que l’administration vous épie : dès qu’on annonce le décès,
on vous envoie huissiers, lettres recommandées, convocations, comme si
c’était un dû sur un travail qui est fait ou sur une taxe qui n’a pas été
payée, ou un impôt sur le bénéfice, et tout ceci sans ménagement. J’ai vécu
cela !

Alors, c’est là où réside le refus
ou du moins la résistance à la transmission ?

En tout cas, il vaudrait mieux que le père propriétaire fondateur de l’entreprise vive
le plus longtemps possible, qu’il fasse le nécessaire pendant qu’il vit,
petit à petit, au lieu de le faire subitement. C’est pourquoi, en attendant
que l’administration mette en place les dispositions réglementaires, il est
nécessaire de prendre ses dispositions tout seul et transmettre
l’entreprise, sans trop de difficultés particulières. Ou bien, faire
carrément une vente de l’affaire échelonnée sur 5, 10 ou 15 ans. C’est
peut-être même le système le moins coûteux.

Sur le plan personnel, comment
avez-vous procédé ?

Pour ma part, j’ai deux filles, j’ai donné à chacune d’elle ce qui va lui
revenir, mais en même temps, elles sont associées. Autrement dit, dans une
entreprise, l’une est propriétaire à 70% et sa sœur à 30%, et dans l’autre,
vice versa. Je signalerais cependant que j’ai payé deux fois les taxes… Et
je suis directeur général salarié dans les deux sociétés qui appartiennent à
mes deux enfants. J’ai tout donné, même mes maisons (celle que j’habite est
une maison de fonction). J’ai tellement souffert de l’héritage de mon père
que je ne pouvais pas rester sans faire quelque chose. Et je conseille à mes
filles d’en faire de même pour leurs enfants. Pour ma part, j’estime avoir
fait ce que j’avais à faire, j’ai donné ce que j’avais à donner, et j’ai pu
prendre ce que je pensais devoir prendre ; et je recommande à mes enfants de
suivre cet exemple, mais seulement une simple recommandation. C’est ce que
je conseille également du reste à beaucoup de parents, parce qu’en Tunisie
on commence à avoir de grosses entreprises qui sont souvent liées à un homme
; et une entreprise a une durée de vie d’environ 30 ans, après elle est soit
vendue, fusionnée avec une autre, etc. Elle ne dure pas éternellement,
surtout avec la mondialisation, l’évolution économique qui est change
pratiquement tous les trois mois, on ne peut plus faire des prévisions sur
des longues périodes, on ne peut faire que du court et du moyen terme.

 

Propos recueillis par

Tallel BAHOURY