Le « Brain Drain » – voire la fuite des cerveaux pour les sociologues, ou fuite du capital humain pour les économistes – est de plus en plus cité par les analystes  comme un des talons d’Achille de l’économie tunisienne.

Néanmoins, la migration des cadres tunisiens (ingénieurs, médecins, universitaires et autres experts vers des pays plus hospitaliers et plus accueillants) semble atteindre un seuil critique en ce sens où leurs encadreurs, voire leurs formateurs commencent à suivre la même voie.

A l’origine, l’absence de vision

Interpellés par les médias sur cette grave problématique, un homme politique, militant au sein du parti libéral Afek, et un scientifique tunisiens ont essayé de donner des explications à cette délicate question. Les deux points de vue de par leur pertinence méritent qu’on s’y attarde. Ils peuvent aider à mieux comprendre le phénomène.

Il s’agit de Faouzi Abderrahman, ancien ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, et Dr Slim Ben Salah, ancien président du Conseil national de l’Ordre des   médecins.

Les deux responsables s’accordent sur un point : depuis plus d’une décennie, la Tunisie n’a pas mis au point une stratégie de développement de ses ressources humaines.

D’après Faouzi Abderrahmane, qui s’exprimait dans le cadre d’un entretien accordé à un magazine de la place, « il aurait fallu évaluer nos besoins en cadres pour les cinq, dix années à venir et orienter notre dispositif en conséquence. Nous ne l’avons pas fait. C’était donc prévisible de nous trouver un jour en pénurie. On ne savait pas exactement ce qu’on voulait, on ne s’est donc pas préparé d’avance en termes de ressources humaines ».

Collant plus à son domaine, celui de la médecine, Dr Slim Ben Salah a évoqué l’absence de planification en matière d’enseignement supérieur. Il a apostrophé, avec beaucoup d’humour, les décideurs du pays en ces termes: « Est-ce qu’il y a quelqu’un qui peut nous dire aujourd’hui combien nous avons besoin, par exemple, de neurochirurgiens, de pédiatres et de gynécologues ? ». Personne ne le sait, d’après lui.

C’est un enjeu est de taille, lorsqu’on sait que « pour avoir le nombre nécessaire de médecins nécessaires le jour “J”, il faut planifier une dizaine d’années, et ce compte tenu du nombre d’années d’enseignement ».

Trois révélations effrayantes

Dans le sillage de son analyse de l’état des lieux, Dr Slim Ben Salah a fait trois révélations effrayantes. Primo, plus de 4 000 médecins ont quitté la Tunisie entre 2019 et 2021. Secundo, près de 50% de ceux qui ont terminé leur cursus universitaire et qui s’inscrivent au Conseil de l’Ordre quittent le pays. Tertio, le phénomène ne touche pas seulement les jeunes médecins à la recherche d’emploi mais aussi les anciens médecins et les chefs de service.

Conséquence : la pénurie dans certaines spécialités commence à se faire sentir dramatiquement, particulièrement dans les régions intérieures du pays. C’est le cas des anesthésistes, spécialité autour de laquelle s’articulent toutes les autres spécialités chirurgicales.

Faouzi Abderrahmane estime qu’à l’origine de cette hémorragie, il y a ce qu’il appelle «la culture des bas salaires». Elle serait, selon ses dires, dans notre ADN économique. Et l’ancien ministre de préciser davantage sa pensée: «Les salaires en Tunisie sont les plus bas dans le bassin méditerranéen. Rien qu’au Maroc, les salaires des cadres sont trois fois supérieurs aux nôtres, et ils sont cinq fois supérieurs dans les pays de l’Europe de du Sud».

Le phénomène ne cesse de s’amplifier

Il faut reconnaître que depuis les émeutes de décembre 2010-janvier 2011, des dizaines de milliers de Tunisiens de haut niveau de qualification (scientifiques, universitaires, médecins, ingénieurs-chercheurs…) ont décidé de quitter la Tunisie pour s’installer à l’étranger.

Selon des statistiques concordantes, particulièrement celles de l’OCDE et des autorités tunisiennes, ils sont environ 100 000 à avoir migré, durant cette période, vers d’autres cieux, principalement en Europe (85%) à la recherche de meilleures conditions de vie, d’études, de travail et de rémunérations…

Les personnes qui migrent opèrent pour la plupart dans les filières de la médecine, de l’ingénierie, de l’informatique et de l’enseignement supérieur.

Plus grave encore, depuis quelques temps, les profils ciblés ne se limitent plus aux médecins, personnel hospitalier, auxiliaires, ingénieurs, ils s’étendent également aux cadres intermédiaires (middle management) dénichés dans les entreprises et les groupes tunisiens.

Cela pour dire in fine qu’au-delà de ces chiffres, la situation est à la fois grave et alarmante. Ce dossier devrait relever de la haute sécurité de l’Etat.

Quant au gouvernement, il est appelé à réagir et à tout faire pour retenir les cadres qui opèrent encore dans le pays. Des entreprises basées en Tunisie ont réussi à garder leurs compétences, le gouvernement doit faire autant en rémunérant mieux ses cadres et en réunissant en leur faveur de meilleures conditions de travail.

La Tunisie est un beau pays où il fait bon travailler pour peu qu’on reçoive un salaire digne et décent et qu’on soit surtout respecté.